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En ce sens, décidai-je, ce n’était pas un travestissement profane de l’expérience religieuse. Mais simplement le moyen d’accéder à mes propres sentiments cachés. Je me rendis compte que je venais de m’inventer une superbe justification rationnelle, mais grâce à ça je me sentis tout de suite nettement mieux. Je me rebranchai le mamie.

Après un instant de vertige, Audran vit qu’il était étendu sur un divan, en train de boire un verre de sorbet au citron. En face de lui, sur un divan semblable, était installé un homme élégant, dans la force de l’âge. Dans un sursaut, il reconnut en l’homme l’Apôtre de Dieu.

« As-salâam aleïkoum, dit le Prophète.

— Wa leïkoum as-salâam, yaa Hazrat », répondit Audran. Ça lui faisait drôle de se sentir si à l’aise en la présence de l’Envoyé.

« Tu sais, dit le Prophète, qu’il existe une source de joie qui te conduit à oublier la mort, qui te conduit vers un accord avec la volonté d’Allah.

— Je ne sais au juste ce que tu veux dire », répondit Audran.

Le prophète Mahomet sourit. « Tu as entendu dire que, dans ma vie, j’avais connu bien des ennuis, bien des dangers.

— Des hommes ne cessaient de comploter pour te tuer à cause de tes enseignements, ô Apôtre d’Allah. Tu as livré bien des batailles.

— Certes, Mais sais-tu quel est le plus grand danger que j’aie jamais affronté ? »

Audran réfléchit un instant, perplexe. « Tu as perdu ton père avant de naître.

— Tout comme tu as perdu le tien, dit le Prophète.

— Tu as perdu ta mère étant enfant.

— Tout comme tu as vécu sans mère.

— Tu es arrivé au monde sans héritage. »

Le Prophète acquiesça. « Une condition que tu as dû également connaître. Non, aucune de ces choses n’était la pire, pas plus que ne l’ont été les efforts de mes ennemis pour m’affamer, m’écraser sous des rochers, me brûler dans ma tente, ou bien empoisonner ma nourriture.

— Alors, yaa Hazrat, demanda Audran, quel fut le plus grand danger ?

— Dans les débuts de ma période de prédication, les habitants de La Mecque refusaient d’écouter ma parole. Je me suis tourné vers le Sardar de Tayef pour lui demander la permission de prêcher dans son village. Le Sardar me raccorda, mais j’ignorais qu’en secret il avait comploté de me faire attaquer par des hommes de main. Je fus cruellement blessé et restai au sol, inconscient. Un ami me transporta hors de Tayef et m’allongea à l’ombre d’un arbre. Puis il retourna au village demander de l’eau mais personne à Tayef ne voulut lui en donner.

— Tu étais en danger de mort ? »

Le prophète Mahomet éleva la main. « Peut-être, mais un homme n’est-il pas toujours en danger de mort ? Quand j’eus repris connaissance, je levai mon visage vers le ciel et priai :“Ô Miséricordieux, Tu m’as chargé d’apporter Ton message aux hommes mais ils ne veulent pas m’écouter. Peut-être est-ce mon imperfection qui les empêche de recevoir Ta bénédiction. Ô Seigneur, donne-moi le courage d’essayer encore !”

« Alors je remarquai que l’archange Gabriel flottait dans le ciel au-dessus de Tayef, attendant un geste de moi pour transformer le village en une étendue de désolation. Je m’écriai avec horreur : “Non, ce n’est pas ainsi ! Allah m’a choisi d’entre les hommes pour être une bénédiction pour l’Humanité et je ne cherche pas son châtiment. Qu’ils vivent. S’ils n’acceptent pas mon message, peut-être que leurs fils ou les fils de leurs fils l’accepteront.”

« Cet horrible instant de toute-puissance, quand, rien qu’en levant le doigt, j’aurais pu détruire entièrement Tayef et tous ses habitants, voilà quel fut le plus grand danger de ma vie. »

Audran était mortifié. « Allah est bien le Plus Grand », dit-il. Il leva la main et déconnecta le mamie.

Eh ouais. Le Sage conseiller avait filtré mes impulsions subcrâniennes puis taillé sur mesure une vision qui à la fois interprétait mon agitation actuelle et suggérait des solutions. Mais qu’essayait de me dire le Sage conseiller ? J’étais franchement trop idiot, d’esprit trop terre à terre pour y comprendre quoi que ce soit. Je me dis qu’il me conseillait peut-être d’aller voir Friedlander bey pour lui annoncer : « J’ai le pouvoir de te détruire mais je me retiens par pure charité. » Alors Papa, submergé par la culpabilité, me dégagerait de toute obligation envers lui.

Puis je me rendis compte que ce ne pouvait pas être aussi simple. Pour commencer, ce pouvoir de le détruire, je ne l’avais pas. Friedlander bey était protégé des créatures inférieures par la baraka, cette présence quasi magique que possédaient certains grands hommes. Il faudrait quelqu’un d’une autre carrure que moi pour lever le doigt contre lui, voire simplement l’approcher subrepticement pour lui verser du poison dans l’oreille durant son sommeil.

D’accord, ça voulait dire que je n’avais pas compris la leçon mais ce n’était pas pour me tracasser. La prochaine fois que je croiserais un imam ou un saint dans la rue, il faudrait que je lui demande de m’expliquer la vision. D’ici là, j’avais des trucs plus importants à faire. Je rangeai le mamie dans ma serviette.

Puis je chargeai le fichier d’Abou Adil et passai une dizaine de minutes à le consulter. Le dossier était en tout point aussi barbant que je l’avais redouté. Abou Adil avait été amené dans la cité à un tout jeune âge, il y avait plus d’un siècle et demi. Ses parents avaient erré durant de longs mois après le désastre de la guerre du Samedi. Enfant, Abou Adil aidait son père, vendeur de limonade et de sorbets dans le souk des Tanneurs. Il jouait dans les ruelles étroites et tortueuses de la medînah, la vieille ville. À la mort de son père, il était devenu mendiant pour survivre avec sa mère. D’une manière ou de l’autre, grâce à sa force de volonté et à ses ressources intérieures, il avait refusé la pauvreté et sa situation misérable pour devenir un homme respecté et influent dans la medînah. Le rapport ne donnait aucun détail sur cette remarquable transformation mais si Abou Adil était un sérieux rival de Friedlander bey, je n’avais pas de mal à croire qu’elle s’était produite. L’homme vivait toujours dans une maison à la lisière ouest de la ville, pas très loin de la porte du Couchant. Tout indiquait qu’il s’agissait d’une demeure aussi vaste que celle de Papa, cernée de taudis sordides. Abou Adil avait toute une armée d’amis et d’associés dans les bas-fonds de la medînah, de même que Friedlander bey avait la sienne dans le Boudayin.

C’était à peu près tout ce que j’avais appris quand l’agent Shaknahyi passa la tête dans mon cagibi. « Temps d’y aller », annonça-t-il.

Ça ne me gêna pas le moins du monde de dire à ma batterie de données de décrocher. Je me demandai pourquoi le lieutenant Hadjar était si monté contre Reda Abou Adil. Je n’avais rien trouvé dans son dossier pour suggérer qu’il fût autre chose qu’un second Friedlander bey : rien qu’un homme riche et puissant dont les affaires prenaient un petit côté gris, voire noir, de temps à autre. S’il était comme Papa – et tous les éléments en ma possession n’indiquaient rien d’autre – il n’avait aucun intérêt à déranger les innocents. Friedlander bey n’était pas un génie du crime et j’en doutais pareillement pour Abou Adil. Pour énerver ce genre d’hommes, il fallait vraiment empiéter sur leur territoire ou bien menacer leur famille ou leurs amis.