Je suivis Shaknahyi au garage en sous-sol. « C’est la mienne », dit-il en indiquant une voiture de patrouille qui revenait de la tournée précédente. Il salua les deux flics à l’air las qui en descendirent, puis se glissa derrière le volant. « Eh bien ? » dit-il en me regardant.
Je n’étais pas pressé de m’y mettre. Pour commencer, j’allais me retrouver coincé en compagnie de Shaknahyi dans l’habitacle exigu de la bagnole pendant toute la durée de notre service, et la perspective ne m’enthousiasmait pas outre mesure. En second lieu, j’aurais franchement préféré rester assis en haut à me carrer, peinard, des dossiers chiants plutôt que de suivre ce vieux briscard blanchi sous le harnois au fond de rues mal famées. Finalement, malgré tout, je grimpai à l’avant. On ne peut pas toujours se défiler.
« Qu’est-ce tu trimbales ? » demanda-t-il sans cesser de regarder droit devant lui tout en conduisant. Il avait une grosse chique de gomme à mâcher coincée dans la joue droite.
« C’est de ça que vous voulez parler ? » répondis-je. Je levai le mamie de Parfait protecteur que je ne m’étais pas encore embroché.
Il me lorgna et marmonna quelque chose dans sa barbe. « Je parle de c’que tu vas employer pour me sauver des mauvais garçons », dit-il avant de me lorgner à nouveau.
Sous mon blazer, je portais mon paralyseur. Je le sortis de l’étui et le lui montrai. « Un cadeau du lieutenant Okking, l’an dernier. »
Shaknahyi mâchonna sa gomme pendant quelques secondes. « Le lieutenant Okking a toujours été correct avec moi », dit-il en me regardant de nouveau de biais.
« Ouais, enfin…» Je ne voyais pas très bien ce que je pouvais ajouter de franchement intelligent. J’avais été responsable de la mort d’Okking et je savais que Shaknahyi le savait. C’était encore un écueil à surmonter si je voulais qu’on arrive à quelque chose ensemble. Après cet échange, le silence régna un petit moment dans la voiture.
« Écoute, c’te flingue, là, ne vaut pas grand-chose à part, peut-être, pour assommer les souris et les petits oiseaux à bout portant. Regarde plutôt sur le plancher. »
Je passai la main sous mon siège et en ressortis un petit arsenal. Il y avait un gros fusil paralysant, un pistolet électrostatique, et un lance-aiguilles avec des fléchettes apparemment capables de désosser vif un rhinocéros adulte. « Votre suggestion ?
— Ça te branche d’éclabousser de sang tout le paysage ?
— Merci bien, j’ai déjà donné l’an dernier.
— Alors, laisse tomber le lance-aiguilles, bien que ce soit un petit bijou : il alterne trois embouts sédatifs, trois autres nappés de neurotoxines et pour finir trois fléchettes explosives. Le fusil paralysant est peut-être un peu trop gros pour toi. Il a quatre fois la puissance de ton petit chatouilleur. L’est capable d’immobiliser ta cible jusqu’à quatre cents mètres de distance, mais il est mortel dans un rayon de cent mètres. Tu ferais peut-être mieux de te rabattre sur l’électrostatique. »
Je repoussai le paralyseur et le lance-fléchettes sous le siège et contemplai le pistolet électrostatique. « Quel genre de dégâts fait-il ? »
Shaknahyi haussa les épaules. « Deux ou trois coups de suite à la tête et t’as un estropié à vie. La tête fait une petite cible, malgré tout. Vise la poitrine, et c’est bonjour l’infarctus. N’importe où ailleurs, la victime ne maîtrise plus ses muscles. Elle est H.S. pendant une demi-heure. C’est ça qu’il te faut. »
J’acquiesçai et fourrai l’arme dans ma poche de veste. « Vous ne croyez quand même pas que je vais…» Mon téléphone se mit à grelotter et je le détachai de ma ceinture. J’étais prêt à parier que c’était un de mes autres problèmes qui se manifestait. « Allô, oui ?
— Marîd ? Ici Indihar. »
Apparemment, les bonnes nouvelles étaient un article hors catalogue. Je fermai les yeux. « Ouais ? Comment tu te débrouilles ? Qu’est-ce qui se passe ?
— Tu sais un peu l’heure qu’il est ? T’es propriétaire d’une boîte, à présent, Maghrebi. T’es responsable des filles du roulement de jour. Tu veux passer faire l’ouverture ? »
Je n’avais pas songé une seule seconde à la boîte. C’était un truc dont je n’avais pas vraiment envie de me préoccuper, mais Indihar avait quand même raison à propos de ma responsabilité. « J’arrive dès que je peux. Tout le monde s’est pointé aujourd’hui ?
— Je suis ici, Pualani aussi, Janelle nous a quittés. Je ne sais pas où est Kandy, et Yasmin est là ; elle cherche une place. »
Bon, Yasmin à présent. Seigneur. « À tout de suite.
— Inchallah, Marîd.
— Ouais. » Je remis le téléphone à ma ceinture.
« Où faut-il que t’ailles, encore ? On n’a pas de temps à perdre en courses personnelles. »
J’essayai de m’expliquer. « Croyant me faire une grande faveur, Friedlander bey a cru bon de m’acheter un club dans le Boudayin. Je ne connais foutre rien à ce genre d’affaires. Et j’avais complètement oublié son existence jusqu’à tout de suite. Il faut absolument que j’y passe pour faire l’ouverture. »
Rire de Shaknahyi. « Toujours se méfier des cadeaux d’une vieille toupie âgée de deux siècles. Et il est où, ce club ?
— Sur la Rue. La boîte à Chiriga. Vous voyez laquelle ? »
Il tourna la tête et m’étudia un long moment sans rien dire. Puis : « Ouais, je vois laquelle. » Il fit faire demi-tour à la voiture et mit le cap sur le Boudayin.
Vous auriez pu penser que ce serait le super pied de franchir la porte orientale à bord d’un véhicule officiel pour remonter la Rue, qui est strictement interdite à la circulation. Ma réaction fut exactement inverse. Je me ratatinai au fond de mon siège, en espérant que personne ne me reconnaîtrait. Toute ma vie, j’avais détesté les flics et voilà que j’en étais un ; mes anciens amis m’infligeaient déjà le traitement que je faisais subir à Hadjar et à ses collègues dans le Boudayin. Je remerciai silencieusement Shaknahyi d’avoir eu le bon sens de ne pas mettre la sirène.
Shaknahyi stoppa la voiture pile à la porte du club de Chiriga ; j’avisai Indihar, poireautant sur le trottoir en compagnie de Pualani et de Yasmin. Je notai avec tristesse que cette dernière avait coupé ses magnifiques longs cheveux noirs que j’avais toujours adorés. Peut-être que depuis notre rupture elle avait trouvé qu’il fallait changer. J’inspirai un grand coup, ouvris la portière et sortis. « Comment ça va, tout le monde ? » lançai-je.
Indihar me jeta un regard noir. « On a déjà perdu près d’une heure de pourliches, observa-t-elle.
— Tu comptes t’occuper de cette boîte, oui ou non, Marîd ? demanda Pualani. Pasque sinon, je peux aller bosser chez Jo-Mama sans problème.
— Frenchy me reprendrait en moins d’une minute marocaine », renchérit Yasmin. Son expression était froide et distante. Me balader en voiture de flic n’était pas pour améliorer mon image auprès d’elle, mais alors pas du tout.
« Vous bilez pas, les filles… C’est simplement que j’ai eu pas mal de soucis ce matin. Indihar, est-ce que je peux t’engager pour diriger la boîte à ma place ? Question gestion, tu t’y connais mieux que moi. »