Elle me fixa pendant quelques secondes. « Uniquement si tu me donnes un emploi du temps régulier. J’ai pas envie d’être obligée de me pointer plus tôt après avoir fait des heures sup’ la nuit d’avant. Avec Chiri, c’était toujours comme ça.
— D’accord, pas de problème. T’as d’autres idées, tu me le fais savoir.
— Va falloir aussi que tu me payes au même tarif que les autres gérants de club. Et puis je me lèverai pour aller danser que si ça me dit. »
Je fronçai les sourcils, mais elle me prenait à la gorge. « Pas de problème là non plus. Maintenant, qui verrais-tu pour s’occuper du service de nuit ? »
Indihar haussa les épaules. « Je me fie à aucune de ces putes. Cause à Chiri. Tâche de la rengager.
— Engager Chiri ? Pour bosser dans sa propre boîte ?
— C’est plus sa boîte, remarqua Yasmin.
— Ouais, c’est juste. Tu crois qu’elle le ferait ? »
Ça fit rire Indihar. « Elle te fera cracher le triple de ce que touchent les autres gérants dans la Rue. Elle t’en fera baver un max, et en plus elle se gênera pas pour piquer dans la caisse si tu lui laisses la moindre chance. Et pourtant, elle vaut quand même le coup. Personne ne sait faire du chiffre mieux que Chiri. Sans elle, t’es bon pour louer c’te boîte à un quelconque marchand de tapis dans moins de six mois.
— Tu lui as vraiment fait de la peine, Marîd, dit Pualani.
— Je sais, mais ce n’était pas de ma faute. Friedlander bey a organisé tout le truc sans m’en dire un mot avant. Il m’a lâché le club dans le giron, comme si c’était une surprise.
— Chiri sait pas ça », dit Yasmin.
J’entendis une portière claquer derrière moi. Je me retournai et vis Shaknahyi se diriger vers nous, un grand sourire sur le visage. Manquait plus que de le voir se radiner. Il avait franchement l’air d’apprécier.
Indihar et les autres me vomissaient parce que j’étais devenu flic, et les flics en avaient autant à mon service parce qu’à leurs yeux j’étais toujours un arnaqueur. Les Arabes disent : « Qui se dévêt s’enrhume. » C’est une mise en garde contre le risque de se couper du groupe qui vous soutient. Mais qui est d’un piètre secours quand vos copains se pointent en délégation pour vous foutre à poil contre votre gré.
Shaknahyi ne me dit pas un mot. Il se dirigea vers Indihar, se pencha et lui glissa quelque chose à l’oreille. Bon, des tas de filles de la Rue éprouvent cette fascination pour les flics. Personnellement, je ne l’ai jamais comprise. Et certains flics ne voient pas d’inconvénient à profiter de la situation. Simplement, ça m’étonnait de découvrir qu’Indihar était l’une de ces filles – et que Shaknahyi était l’un de ces flics.
Il ne me vint pas à l’idée d’ajouter ce détail à ma liste de coïncidences récentes autant que bizarres : mon nouveau partenaire qui avait une relation avec la nouvelle gérante du club que Friedlander bey venait de m’offrir.
« Bon, alors tout est réglé, Audran ? demanda Shaknahyi.
— Ouais, répondis-je. Faudra quand même que je trouve moyen de causer à Chiriga dans la journée.
— Indihar a raison, dit Yasmin. Chiri va t’en faire baver. »
J’acquiesçai. « Et elle est en droit de le faire, je suppose, mais enfin, ce n’est pas une perspective attrayante.
— Allez, on décolle, dit Shaknahyi.
— Si j’ai un peu de temps tout à l’heure, je repasserai voir comment ça marche…
— On se débrouillera, dit Pualani. Nous on sait faire notre boulot. Toi, t’as intérêt à faire gaffe avec Chiri.
— Protège tes avant-postes, conseilla Indihar. Si tu vois ce que je veux dire…»
Je leur adressai un signe de main et regagnai la voiture de patrouille. Shaknahyi quitta Indihar avec un petit baiser sur la joue, puis il me suivit. Il se mit au volant. « Prêt à bosser, maintenant ? » Nous étions toujours rangés le long du trottoir.
« Vous connaissez Indihar depuis combien de temps ? Je me rappelle pas vous avoir vu dans le club de Chiri. »
Il me fit le coup des grands yeux innocents. « J’la connais depuis une paye.
— C’est ça. » Je n’approfondis pas. Il n’avait pas l’air en veine de confidence.
Une alarme piailla sur un ton aigu et la voix synthétique de l’ordinateur de bord se mit à caqueter : « Matricule 374, intervention immédiate sur un chantage à la bombe avec prise d’otage au Café de la Fée blanche, Neuvième Rue nord.
— C’est chez Gargotier, dit Shaknahyi. On s’en occupe. » L’ordinateur se tut.
Et Hadjar qui m’avait promis que je n’aurais pas à me soucier de trucs pareils ! « Bismillah ar-Rahman ar-Rahim », murmurai-je. Au nom de Dieu le Miséricordieux plein de miséricorde.
Cette fois, tandis que nous remontions la Rue, Shaknahyi actionna la sirène.
6.
Une foule s’était rassemblée autour de la balustrade basse qui délimitait le patio du Café de la Fée blanche. Un vieux bonhomme était assis derrière l’une des tables en fer peintes en blanc, en train de boire un truc dans un gobelet en plastique. Il semblait ignorer toute l’agitation qui régnait à l’intérieur du bar. « Fais-le sortir d’ici, me gronda Shaknahyi. Et tant que tu y es, fais-moi circuler tous ces gens. Je ne sais pas ce qui se passe là-dedans, mais faut qu’on traite cette affaire comme si le mec avait vraiment une bombe. Et dès que t’auras fait reculer tout ce populo, tu retournes t’asseoir dans la bagnole.
— Mais…
— Je veux pas avoir à me tracasser pour toi, en plus. » Il contourna l’angle du café par le côté nord, se dirigeant vers la porte de service.
J’hésitai. Je savais que les renforts n’allaient pas tarder à arriver et je décidai de les laisser s’occuper de contenir la foule. Pour l’heure, j’avais d’autres soucis. J’avais toujours sur moi mon Parfait protecteur et j’en déchirai l’emballage avec les dents. Puis je m’embrochai le mamie.
Audran était installé à une table dans la pénombre du salon de San Saberio, à Florence ; il écoutait un groupe de musiciens interpréter un sage quatuor de Schubert. En face de lui était assise une blonde superbe du nom de Costanzia. Elle porta une tasse à ses lèvres et ses yeux bleu de porcelaine le contemplèrent par-dessus le rebord. Elle portait un parfum subtil et fascinant qui évoquait pour Audran soirées romantiques et promesses à demi-mots.
« Ce doit être le meilleur café de Toscane », murmura-t-elle. Elle avait une voix douce et tendre. Elle lui adressa un chaleureux sourire.
« Nous ne sommes pas venus ici pour déguster du café, ma chérie, dit-il. Nous sommes ici pour voir les nouvelles tendances de la saison. »
Elle agita la main. « On a tout le temps pour ça. Pour l’instant, détendons-nous, tout simplement. »
Audran lui sourit tendrement et saisit la porcelaine délicate. Le café avait la couleur somptueuse de l’acajou poli et les volutes odorantes qui s’en élevaient avaient un parfum céleste, entêtant. La première gorgée submergea Audran par la somptuosité de son arôme. Alors que le breuvage, brûlant et délicieux, descendait dans sa gorge, il s’avisa que la remarque de Costanzia avait été parfaitement correcte. Jamais encore une tasse de café ne lui avait procuré un tel plaisir.
« Je me rappellerai toujours ce café, observa-t-il.
— Revenons donc ici l’an prochain, chéri », dit Costanzia.