Audran se permit un rire : « Pour la nouvelle collection de San Saberio ? »
Costanzia éleva sa tasse et sourit. « Pour le café », répondit-elle.
Après l’annonce, il y eut un noir durant lequel Audran ne vit plus rien. Il se demanda fugitivement qui était Costanzia, mais il l’écarta de son esprit. Alors que la panique allait le gagner, sa vision s’éclaircit. Il ressentit une onde de vertige puis ce fut comme s’il venait de s’éveiller d’un rêve. Il se sentait calme et rationnel et il avait un boulot à faire. Il était devenu le Parfait protecteur.
Il était incapable de voir ou entendre ce qui se déroulait à l’intérieur. Il supposa que Shaknahyi était en train de pénétrer discrètement dans le café par l’arrière-salle. Il revenait à Audran de fournir à son partenaire le meilleur soutien possible. Il enjamba la balustrade en fer du patio.
Le vieil homme attablé leva les yeux sur lui. « Pas de doute, vous êtes pressé de lire mes manuscrits », dit-il.
Audran reconnut en l’homme Ernst Weinraub, un réfugié de quelque pays d’Europe centrale. Weinraub se targuait d’être écrivain, mais Audran ne l’avait jamais vu finir autre chose que des quantités d’anisette ou de bourbon. « Monsieur, lui dit-il, vous êtes en danger ici. Je vais devoir vous demander de regagner la rue. Pour votre propre sécurité, éloignez-vous de ce café.
— Il n’est pas encore minuit, se plaignit Weinraub. Laissez-moi au moins finir mon verre. »
Audran n’avait pas le temps de faire plaisir au vieux pochard. Il quitta le patio et entra d’un pas décidé dans la salle.
À l’intérieur, la scène n’avait en apparence rien de bien menaçant : M. Gargotier se tenait derrière le comptoir, devant un immense miroir fendu. Maddie, sa fille, était attablée près du mur du fond. Un jeune homme était installé à une table contre le mur ouest, sous les vieilles affiches de la colonie martienne que collectionnait Gargotier. Les mains du jeune homme étaient posées sur une petite boîte. Il tourna brusquement la tête en direction d’Audran. « Foutez-moi le camp d’ici, cria-t-il, ou toute la baraque saute en faisant un joli boum !
— Je suis sûr qu’il ne plaisante pas, monsieur », dit Gargotier. Il avait l’air terrifié.
« Tu las dit, bouffi ! » dit le jeune homme.
Être officier de police signifiait appréhender les situations dangereuses et être capable de parvenir à des jugements rapides et sûrs. Le Parfait protecteur suggérait que, face à un individu dérangé mentalement, Audran devrait essayer de découvrir l’origine de son trouble puis tenter de le calmer. Le Parfait protecteur recommandait à Audran de ne pas se moquer de l’individu, manifester de colère ou le défier de mettre sa menace à exécution. Audran éleva les mains et parla calmement : « Je ne vais pas te menacer », dit Audran.
Le jeune homme se contenta de rire. Il avait les cheveux longs et sales, une barbe clairsemée, et il portait un blue jean délavé avec une chemise en coton écossais dont il avait déchiré les manches. Il avait des faux airs d’Audran avant que Friedlander bey n’eût accru son niveau de vie.
« Tu permets que je m’asseye pour causer un brin ? demanda Audran.
— Je peux faire sauter ce truc quand je veux, dit le jeune homme. Tas des couilles, tu t’assois. Mais garde les mains à plat sur la table.
— Bien sûr. » Audran tira une chaise et s’assit. Il tournait le dos au patron mais du coin de l’œil il pouvait entrevoir Maddie Gargotier. Elle pleurait en silence.
« C’est pas en causant que tu vas m’embobiner », prévint le jeune homme.
Audran haussa les épaules. « Je veux simplement découvrir de quoi il retourne. Comment tu t’appelles ?
— Qu’est-ce que ça peut bien foutre ?
— Moi, c’est Marîd. Je suis né en Mauritanie.
— Tu peux m’appeler Al-Muntaqim. » Le gosse à la bombe s’était approprié l’un des Quatre-vingt-dix-neuf Magnifiques Noms de Dieu. Celui-ci voulait dire « le Vengeur ».
« Tu as toujours vécu dans la cité ? demanda Audran.
— Merde, non. À Misr.
— C’est le nom local du Caire, n’est-ce pas ? »
Al-Muntaqim se leva d’un bond, furieux. Il brandit un doigt en direction de Gargotier derrière son bar et hurla : « Tu vois ? Tu vois ce que je veux dire ? C’est exactement ce dont je parlais ! Eh bien, je vais y mettre un terme une bonne fois pour toutes ! » Il s’empara de la boîte et en arracha le couvercle.
Audran ressentit une douleur horrible lui transpercer le corps. C’était comme si toutes ses articulations avaient été arrachées et tordues jusqu’à ce que les os se disjoignent ; comme si tous les muscles de son corps se déchiraient ; comme si on lui avait passé l’épiderme au papier de verre. L’agonie se prolongea plusieurs secondes, puis Audran perdit connaissance.
« Tu te sens bien ? »
Non, je ne me sentais pas bien du tout. Extérieurement, je me sentais chauffé au rouge cerise, comme si j’avais rôti au soleil du désert pendant quarante-huit heures. Intérieurement, mes muscles étaient pris de tremblements. J’avais les bras, les jambes, le visage et le tronc parcourus de petits spasmes incontrôlables. J’éprouvais une migraine atroce, et un goût horrible, amer, m’emplissait la bouche. J’avais les plus grandes difficultés à accommoder, comme si l’on m’avait vaporisé une gomme translucide sur les yeux.
Je m’efforçai d’identifier mon interlocuteur. Sa voix était tout juste reconnaissable tant mes oreilles carillonnaient. Il s’agissait en fin de compte de Shaknahyi, ce qui prouvait que j’étais toujours en vie. Durant un moment affreux, après avoir repris connaissance, je m’étais cru dans la chambre verte d’Allah ou je ne sais où. Non pas qu’être en vie fût pour l’heure une telle aubaine. « Qu’est-ce que…», coassai-je, la gorge tellement sèche que je pouvais à peine parler.
« Tiens », fit Shaknahyi en se penchant pour me donner un verre d’eau froide. Je m’aperçus que j’étais allongé par terre de tout mon long et que Shaknahyi et M. Gargotier se tenaient au-dessus de moi, le front plissé, hochant la tête.
Je pris l’eau et la bus avec reconnaissance. Quand j’eus terminé, j’essayai à nouveau de parler. « Que s’est-il passé ? demandai-je.
— T’as fait le con, dit Shaknahyi.
— Exact. »
L’esquisse d’un sourire plissa les traits de Shaknahyi. Il se pencha pour me tendre la main. « Lève-toi. »
Je me redressai, chancelant, et me dirigeai vers le siège le plus proche. « Gin et bingara, lançai-je à Gargotier. Et mets-y un trait de Rose. » Le barman grimaça mais partit néanmoins préparer ma boisson. Je sortis ma boîte à pilules et y piochai peut-être huit ou neuf soléines.
« Toi et tes drogues…, on m’en avait parlé, observa Shaknahyi.
— Et c’est parfaitement vrai. » Quand Gargotier eut apporté mon verre, j’avalai les opiacés. J’avais hâte qu’ils commencent à faire effet. Tout serait au poil d’ici deux minutes.
« T’as manqué faire tuer tout le monde, avec ton idée de vouloir dissuader le mec par tes belles paroles », reprit Shaknahyi. Je me sentais déjà bien assez mal, je n’avais pas envie pour l’instant d’écouter son petit sermon. Il poursuivit malgré tout. « Qu’est-ce que t’essayais donc de faire ? Établir des rapports ou quoi ? On travaille pas de cette façon quand des vies humaines sont en danger.