— Ah ouais ? Et vous auriez fait quoi, à ma place ? »
Il étendit les mains comme si la réponse était parfaitement évidente. « Débarquer sur les lieux sans être vu et neutraliser le salaud.
— Dites donc, vous m’avez neutralisé avant ou après avoir neutralisé Al-Muntaqim ?
— C’est ainsi qu’il s’était baptisé ? Merde, Audran, tu dois t’attendre à un minimum de dispersion du faisceau avec ces pistolets électrostatiques. Je suis vraiment désolé d’avoir dû te toucher en même temps mais il n’y a pas de dégâts irrémédiables, inchallah. Il s’est levé d’un bond avec cette boîte et j’allais pas attendre que tu dégages ma ligne de tir. J’ai dû faire avec ce que j’avais.
— Pas grave, dis-je. Où est le Vengeur, à présent ?
— Le camion-frigo est passé pendant que tu faisais la sieste. L’ont embarqué au pavillon de sécurité de l’hôpital. »
Ça me mit légèrement en rogne. « Le terroriste fou se fait expédier dans un bon lit d’hosto, mais moi j’ai juste le droit de moisir sur le sol crasseux de ce foutu troquet ? »
Shaknahyi haussa les épaules. « Il est dans un état autrement plus grave que toi. Toi, tu n’as reçu que les franges du faisceau. Lui, il l’a pris en pleine poire. »
Apparemment, Al-Muntaqim était parti pour se sentir pas mal vaseux un bout de temps. J’allais pas pleurer sur son sort.
« Pas question de causer moralité avec un cinglé, poursuivait Shaknahyi. Faut sauter sur la première occasion de stabiliser le corniaud. » Et de l’index droit, il fit mine de presser une détente.
« Ce n’est pas ce que me disait le Parfait protecteur. À propos, c’est vous qui m’avez débranché le mamie ? Et d’abord, qu’est-ce que vous en avez fait ?
— Ouais, c’est moi, confirma Shaknahyi. Tiens, le v’là. » Il le sortit d’une poche de chemise et le jeta par terre à côté de moi. Puis il leva sa grosse botte noire et pulvérisa le module en plastique. Des fragments bariolés de circuits électroniques s’éparpillèrent sur le plancher. « Tu remets un de ces trucs, je fais subir le même sort à ta tronche et je balance les restes hors de ma bagnole. »
Autant pour Marîd Audran, le Serviteur de l’Ordre idéal.
Je me relevai, me sentant nettement mieux, et suivis Shaknahyi hors de la pénombre de la salle. M. Gargotier et sa fille Maddie nous accompagnèrent. L’homme voulut nous remercier mais Shaknahyi leva la main en prenant l’air modeste : « Pas besoin de remerciements pour le simple accomplissement d’un devoir.
— Vous pourrez revenir boire gratis quand vous voudrez, dit Gargotier, reconnaissant.
— Éventuellement. » Shaknahyi se tourna vers moi : « On décolle. » Nous ressortîmes par la tonnelle. Le vieux Weinraub était toujours assis sous son parasol Cinzano, apparemment inconscient des événements qui venaient de se dérouler.
En route vers notre voiture, je remarquai : « En un sens, ça me fait du bien de me sentir à nouveau bienvenu quelque part. »
Shaknahyi me regarda. « Accepter à boire durant le service est une infraction grave.
— Je ne savais pas qu’ils avaient aussi des infractions dans le Boudayin. » Shaknahyi sourit. Il semblait qu’un léger dégel s’était amorcé entre nous.
J’allais m’installer dans la voiture quand le muezzin d’une mosquée derrière le quartier chanta l’appel à la prière de l’après-midi. Je vis Shaknahyi aller fouiller sur la banquette arrière et ressortir avec un tapis de prière roulé. Il l’étala sur le trottoir et pria durant plusieurs minutes. Pour je ne sais quelle raison, cela me mit extrêmement mal à l’aise. Quand il eut terminé, il roula de nouveau le tapis et le remit dans la voiture, non sans me regarder d’un drôle d’air, une sorte de muet reproche. Puis nous montâmes tous les deux en voiture, mais aucun de nous n’ouvrit la bouche d’un bon moment.
Shaknahyi redescendit la Rue au ralenti pour ressortir du Boudayin. Curieusement, je ne me souciais plus de me faire remarquer par mes anciens amis à bord de la voiture de patrouille. Pour commencer, vu leur façon de me traiter, je considérais que je n’en avais rien à foutre. Ensuite, mon optique était légèrement différente maintenant que je m’étais bien fait arranger dans l’exercice du devoir. Mon aventure à La Fée blanche avait modifié ma perspective. Désormais, j’appréciais à leur juste mesure les risques quotidiens auxquels était confronté un flic.
Shaknahyi me surprit : « Tu veux t’arrêter quelque part pour déjeuner ?
— Pas une mauvaise idée. » Je me sentais encore diablement faible et les soléines m’avaient laissé un rien hébété, aussi est-ce avec joie que j’acceptai l’invitation.
« Il y a un resto, près du commissariat, où on va bouffer de temps en temps. » Il enclencha la sirène et s’amusa un peu au milieu de la circulation. Arrivé à un pâté de maisons de son boui-boui, il mit la sourdine et gara la voiture en stationnement interdit. « Privilège de flic, me dit-il avec un grand sourire. Y en a pas tant que ça. »
Une fois entré, je fus agréablement surpris. La crémerie était tenue par un jeune Mauritanien du nom de Meloul et la cuisine était typiquement maghrebi. En m’amenant ici, Shaknahyi avait plus que compensé la douleur qu’il m’avait infligée un peu plus tôt. Je le regardai, et soudain il ne me parut pas un si mauvais bougre.
« Prenons cette table », dit-il en choisissant un emplacement loin de la porte et contre un mur, d’où il pouvait regarder les autres clients et surveiller en même temps ce qui se passait dehors.
« Merci, dis-je. Je ne mange pas très souvent de la cuisine de chez moi.
— Meloul, lança-t-il. J’ai un de tes cousins, ici. »
Le patron arriva, avec un broc en inox et une bassine. Shaknahyi se lava soigneusement les mains et les sécha avec une serviette blanche toute propre. Je fis de même et m’essuyai avec une deuxième serviette. Meloul me regarda et sourit. Il avait à peu près mon âge, mais il était plus grand et de teint plus sombre. « Je suis berbère, me dit-il. Et toi, tu es berbère aussi, n’est-ce pas ? D’Oran ?
— J’ai un peu de sang berbère, répondis-je. Je suis né à Sidi-bel-Abbès, mais j’ai été élevé à Alger. »
Il s’approcha de moi, et je me levai. On s’embrassa sur la joue. « J’ai passé toute ma vie à Oran, reprit-il. À présent, j’habite dans cette belle cité. Assieds-toi, mets-toi à l’aise, je vous apporte de la bonne nourriture, pour toi et Jirji.
— Vous deux, vous avez des tas de choses en commun », remarqua Shaknahyi.
J’acquiesçai. « Écoutez, Shaknahyi, commençai-je, je voudrais…
— Appelle-moi Jirji. Et tu peux me tutoyer. Tu t’es enfourné ce fichu mamie et recta, tu m’as suivi chez Gargotier. C’était con, mais t’as eu du cran. Disons que ça t’a fait ton initiation, en quelque sorte. »
Ça me fit du bien. « Ouais, eh bien, Jirji, je veux vous… te demander un truc. Est-ce que tu dirais que tu es très religieux ? »
Il plissa le front. « J’accomplis les devoirs religieux, mais je ne vais pas pour ça me précipiter dans la rue pour tuer les touristes infidèles s’ils ne se convertissent pas à l’islam.
— D’accord, alors peut-être que tu pourras m’éclairer sur la signification de ce rêve. »
Il rit. « Quel genre de rêve ? Toi et Brigitte Stahlhelm dans le Tunnel de l’Amour ? »
Je fis non de la tête. « Non, rien de semblable. J’ai rêvé que je rencontrais le Saint Prophète. Il avait quelque chose à me dire mais j’étais incapable de le comprendre. » Et je lui narrai le reste de la vision qu’avait créée pour moi le Sage Conseiller.