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Shaknahyi haussa les sourcils mais ne dit rien pendant quelques instants ; il réfléchit en se triturant le bout des moustaches. « D’après moi, dit-il enfin, il me semble que c’est en rapport avec les vertus simples. Tu es censé te rappeler l’humilité, comme le Prophète Mahomet (faveurs et bénédictions divines sur lui) se la rappelait. Le temps pour toi n’est pas encore venu de faire de grands plans. Plus tard, peut-être, si Dieu le veut. Cela revêt un sens pour toi ? »

Je frissonnai plus ou moins, parce qu’à peine avait-il fini, je sus qu’il avait raison. C’était une suggestion de mon inconscient m’incitant à ne pas m’inquiéter à moi tout seul du sort de ma mère, d’Umm Saad et d’Abou Adil. Je devais prendre les choses lentement, une à la fois. Tout finirait par s’arranger au bout du compte. « Merci Jirji. »

Il haussa les épaules. « Pas de quoi.

— Je vous apporte de la bonne nourriture », dit joyeusement Meloul en déposant un plat sur la table entre nous. La montagne de couscous embaumait la cannelle et le safran et elle me fit réaliser à quel point j’étais affamé. Dans un puits creusé au milieu de l’anneau de semoule, Meloul avait empilé des petites bouchées de poulet et d’oignons dorés revenus dans le beurre et parfumés de miel. Il avait également apporté une assiette de pain et des tasses de café noir et fort. J’eus bien du mal à me retenir de me ruer dessus sans attendre.

« Ça m’a l’air succulent, Meloul, dit Shaknahyi.

— Puisse cela vous plaire. » Meloul s’essuya les mains sur une serviette propre, nous salua en s’inclinant avant de nous laisser à notre repas.

« Au nom de Dieu le Miséricordieux plein de miséricorde », murmura Shaknahyi.

Je prononçai la même brève formule d’action de grâces puis me permis de me servir une louche de couscous accompagné de poulet. C’était encore meilleur que l’odeur ne le laissait présager.

Quand nous eûmes fini, Shaknahyi demanda notre addition. Meloul s’approcha de notre table, toujours souriant. « C’est gratuit. Mes compatriotes mangent gratuitement. Les policiers mangent gratuitement.

— C’est aimable à toi, Meloul, dis-je, mais nous n’avons pas le droit d’accepter…»

Shaknahyi but le reste de son café et reposa sa tasse. « Pas de problème, Marîd, dit-il, c’est différent. Meloul, que ta table dure éternellement. »

Meloul posa la main sur l’épaule de Shaknahyi. « Que Dieu prolonge ton existence », répondit-il. Notre clientèle ne lui avait pas rapporté un fiq en cuivre mais il avait l’air ravi.

Shaknahyi et moi sortîmes du boui-boui bien calés, réconfortés. Il semblait inconvenant de gâcher le reste de l’après-midi à des tâches policières.

Une vieille mendiait, assise sur le trottoir, à quelques mètres de chez Meloul. Elle était vêtue d’une longue robe noire et coiffée d’un foulard, noir également. Son visage brûlé par le soleil était gravé de rides profondes et, dans ses orbites creuses, l’un des yeux avait la couleur du lait. Une énorme tumeur noire boursouflait sa joue juste devant l’oreille droite. Je me dirigeai vers elle. « La paix soit avec toi, ô femme.

— Et sur toi soit la paix, ô cheikh », répondit-elle. Sa voix n’était qu’un murmure rauque.

Je me souvins que j’avais toujours dans ma poche l’enveloppe contenant les billets. Je la sortis et l’ouvris, puis comptai cent kiams. C’est à peine si la liasse était entamée. « Ô femme, lui dis-je, accepte cette aumône avec mon respect. »

Elle prit l’argent, surprise par le nombre de billets. Sa bouche s’ouvrit puis se referma. Finalement, elle dit : « Sur la vie de mes enfants, tu es plus généreux que Haatim, ô cheikh ! Puisse Allah t’ouvrir Ses voies. » Haatim est l’incarnation de l’hospitalité parmi les tribus nomades.

Ses compliments me gênaient. « Nous remercions Dieu à chaque heure », dis-je tranquillement puis je me détournai.

Shaknahyi ne dit mot jusqu’à ce que nous soyons de nouveau installés dans la voiture de patrouille. « Tu fais ça souvent ?

— Quoi donc ?

— Filer cent kiams à des inconnus. »

Je haussai les épaules. « Le don d’aumône n’est-il pas l’un des Cinq Piliers de la Foi ?

— Ouais, mais tu ne prêtes pas spécialement attention aux quatre autres. C’est bizarre, d’ailleurs, parce que pour la plupart des gens, se défaire de leur argent est le plus dur de tous. »

En fait, je me demandais moi-même pourquoi j’avais fait ça. Peut-être parce que j’étais culpabilisé par mon attitude à l’égard de ma mère. « J’ai simplement eu pitié de cette pauvre vieille.

— Tout le monde compatit à son sort dans le quartier. Tout le monde s’occupe d’elle. C’était Safiyya, la Femme au Mouton. C’est une vieille folle. On ne la voit jamais sans un petit mouton. Elle le trimbale partout. Elle le fait boire à la fontaine de la mosquée de Chimaal.

— Je n’ai pas vu le moindre mouton. »

Shaknahyi éclata de rire. « Non, son dernier s’est fait écraser par une charrette de chiche-kebab, il y a quinze jours. Pour l’instant, elle se contente d’un mouton imaginaire. Il était juste à côté d’elle, mais Safiyya est la seule à le voir.

— Ah bon. » Je lui avais donné suffisamment pour qu’elle s’en achète un couple. Ma maigre contribution à l’allègement des souffrances du monde.

Nous devions contourner le Boudayin. Bien que la Rue le traverse dans la bonne direction, elle se termine en impasse à l’entrée du cimetière. Je connais bon nombre de ses locataires – des amis et des relations qui sont morts et qu’on y a enterrés – sans parler des vivants tellement pauvres qu’ils se sont installés dans les tombes.

Shaknahyi passa au sud du quartier et nous pénétrâmes dans un secteur qui m’était parfaitement étranger. Au début, les maisons étaient de taille modeste et pas en trop mauvais état ; mais au bout de deux ou trois kilomètres, je remarquai une accentuation du délabrement général. Les bâtisses chaulées au toit en terrasse avaient cédé la place à des pâtés d’immeubles hideux, puis ceux-ci à leur tour à des parcelles vides et brûlées, parsemées d’horribles petites cabanes faites de bouts de contreplaqué et de plaques de tôle ondulée dévorées par la rouille.

Nous roulions toujours et j’avisai des groupes d’hommes désœuvrés, appuyés aux murs ou accroupis à même le sol nu, partageant des bols de liqueur, sans doute du laqbi, un vin de datte. Des femmes s’apostrophaient depuis leurs fenêtres. L’air empestait la fumée de bois et les excréments humains. Des enfants vêtus de longues chemises en lambeaux jouaient au milieu des détritus épars dans les caniveaux. Bien des années plus tôt, à Alger, j’avais été pareil à ces garnements affamés et peut-être était-ce pour cela que leur vue me touchait tant.

Shaknahyi avait dû remarquer mon expression. « Il y a des quartiers pires encore que Hâmidiyya, dit-il. Et un flic doit être prêt à aller dans n’importe quel endroit et s’occuper de n’importe quel genre d’individu.

— Je réfléchissais, c’est tout, dis-je lentement. Voici donc le territoire d’Abou Adil. Apparemment, il ne fait pas grand-chose pour tous ces gens, alors pourquoi lui restent-ils fidèles ? »

Shaknahyi me répondit par une autre question. « Pourquoi restes-tu fidèle à Friedlander bey ? »

Une bonne raison était que Papa avait profité de mon passage sur le billard pour me faire câbler le centre de punition du cerveau en même temps que le reste ; de sorte qu’il pouvait le stimuler à sa guise. Au lieu de cela, je répondis : « Ce n’est pas la mauvaise vie. Et je suppose que je dois le craindre, voilà tout.

— Idem pour ces pauvres fellahîn. Ils vivent dans la terreur d’Abou Adil et celui-ci leur en laisse juste assez pour les empêcher de mourir de faim. Ce que je me demande, c’est comment des gens comme Friedlander bey et Abou Adil sont parvenus à obtenir ce genre de pouvoir. »