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Je regardai défiler les taudis devant le pare-brise. « D’où crois-tu que Papa tire son argent ? » demandai-je.

Shaknahyi haussa les épaules. « Il contrôle un bon millier de petits truands du secteur, qui tous lui rétrocèdent une grosse partie de leurs gains en échange du droit de vivre en paix. »

Je hochai la tête. « Ce n’est que ce que tu vois se dérouler dans le Boudayin. En apparence, le vice et la corruption semblent la principale source de revenus de Friedlander bey. Cela fait maintenant plusieurs mois que je vis sous son toit et j’ai révisé mon jugement. Le fric provenant du vice n’est que de l’argent de poche pour Papa. Ça doit représenter peut-être cinq pour cent de son revenu annuel. Il a des activités d’une autre envergure et Reda Abou Adil est dans la même branche. Ils vendent de l’ordre.

— Ils vendent quoi ?

— De l’ordre. La continuité. Le gouvernement.

— Comment ça ?

— Écoute voir, la moitié des pays du monde ont éclaté et se sont reconstitués au point qu’il est quasiment impossible de savoir aujourd’hui qui possède quoi, qui vit où et qui doit payer des impôts, et à qui.

— Exactement comme ce qui se passe en ce moment en Anatolie, observa Shaknahyi.

— Tout juste. L’Anatolie, du temps des aïeux des habitants actuels, ça s’appelait la Turquie. Auparavant, c’était l’Empire ottoman, et avant encore, c’était déjà l’Anatolie. Aujourd’hui, il semblerait que l’Anatolie soit en train d’éclater en Galatie, Lydie, Cappadoce, Nicée et Byzance d’Asie : une démocratie, un émirat, une république populaire, une dictature fasciste et une monarchie constitutionnelle. Vaudrait mieux que quelqu’un chapeaute le tout, histoire de tenir correctement les archives.

— Peut-être, mais ça paraît un boulot difficile.

— Ouais, mais celui qui y parvient se retrouve le véritable détenteur du pouvoir. Le vrai pouvoir, parce que tous ces petits États auront besoin de son aide pour ne pas s’effondrer.

— Il y a une espèce de logique tordue, là-dedans. Et t’es en train de me dire que c’est le racket de Friedlander bey ?

— C’est un service. Un service important. Et il a quantité de moyens d’exploiter la situation.

— Ouais, t’as raison », fit-il, admiratif. Nous prîmes un virage et devant nous apparut un long mur élevé de briques marron foncé. C’était la propriété de Reda Abou Adil. Elle avait l’air en tout point aussi vaste que celle de Papa. Comme nous nous arrêtions devant le portail gardé, l’aspect fastueux du corps de logis principal paraissait d’autant plus impressionnant par contraste avec l’environnement sordide que constituait le quartier.

Shaknahyi présenta nos papiers au vigile. « Nous sommes ici pour voir cheikh Reda », dit-il. Le garde décrocha un téléphone et parla à quelqu’un. Après un moment, il nous laissa poursuivre notre route.

« Il y a un siècle ou même plus, observa Shaknahyi, songeur, les pontes du crime avaient tous de grands plans illicites pour gagner de l’argent. Parfois, ils opéraient également dans les affaires légales pour de simples motifs pratiques, blanchir l’argent, par exemple.

— Ouais ? Et après ?

— Réfléchis un peu : tu dis que Reda Abou Adil et Friedlander bey sont deux des hommes les plus puissants de la planète, au titre de conseillers d’États étrangers. C’est parfaitement légitime. Les connexions de ces deux vieillards avec le monde du crime n’ont qu’une bien moindre importance. Elles servent tout juste à assurer un gagne-pain à leurs associés et subordonnés. C’est devenu le monde à l’envers.

— C’est le progrès », répliquai-je. Shaknahyi hocha simplement la tête.

Nous sortîmes de la voiture de patrouille, au chaud soleil de l’après-midi. Le terrain devant la maison d’Abou Adil avait été soigneusement paysagé. L’air embaumait le parfum des roses et la senteur agréable et forte des citrons. Il y avait des cages à oiseaux de part et d’autre d’une antique fontaine de pierre et leurs trilles musicaux meublaient l’après-midi d’une langueur paisible. Nous gravîmes le sentier pavé de céramique menant à la porte découpée dans un fronton géométrique. Un domestique l’avait déjà ouverte et attendait que nous lui expliquions la raison de notre présence.

« Je suis l’agent Shaknahyi et voici Marîd Audran. Nous venons voir cheikh Reda. »

Le domestique acquiesça mais ne dit mot. Nous le suivîmes à l’intérieur, et il referma derrière nous le lourd battant de bois. Le soleil entrait à flots par les hautes fenêtres treillissées. J’entendais, tout au loin, quelqu’un jouer du piano. Je pouvais sentir une odeur d’agneau rôti et de café. L’horreur sordide qui régnait à un jet de pierre d’ici était totalement oblitérée : la demeure était un petit univers autonome, et j’étais sûr qu’Abou Adil l’avait entendu ainsi.

On nous conduisit directement en présence du maître des lieux. Même moi, je ne pouvais aussi vite aborder Friedlander bey.

Reda Abou Adil était un vieillard imposant et gras. Il ressemblait à Papa, mais il était impossible de deviner son âge. Je savais avec certitude qu’il avait au moins cent vingt-cinq ans. Je n’aurais pas été surpris d’apprendre qu’il était en fait aussi âgé que Friedlander bey. Il était vêtu d’une ample tunique blanche sans le moindre ornement. Il portait moustache et barbe blanches taillées avec soin, et de son épaisse toison de cheveux blancs saillait un mamie gris tourterelle dans lequel étaient enfichés deux papies. Mon œil expert remarqua qu’Abou Adil n’avait pas une prise en saillie comme moi ; son module était directement encastré sur un connecteur corymbique.

Abou Adil était allongé sur un lit d’hôpital qu’on avait relevé pour lui permettre de nous voir confortablement pendant notre entretien. Une luxueuse couverture brodée main était étendue sur lui. Ses mains noueuses dépassaient de la couverture, bien à plat de chaque côté de son corps. Il avait les paupières lourdes, comme s’il était drogué ou terriblement fatigué. Il grimaçait et gémissait beaucoup tandis que, debout devant lui, nous attendions qu’il parle.

Il n’en fit rien. Et c’est un homme plus jeune, posté près du lit d’hôpital, qui prit la parole à sa place. « Cheikh Reda vous souhaite la bienvenue dans sa demeure. Mon nom est Umar Abdoul-Qawy. Vous pouvez à travers moi vous adresser à cheikh Reda. »

Cet Umar avait la cinquantaine. Des yeux vifs, pleins de défiance, et comme une expression perpétuellement renfrognée. Lui aussi avait l’air bien nourri, et il était vêtu d’une impressionnante robe couleur d’or et d’un caftan bleu métallisé. Il était tête nue et, comme chez son maître, un mamie séparait ses cheveux clairsemés. L’homme me déplut instantanément.

Il était clair que j’avais devant moi mon homologue. Umar Abdoul-Qawy faisait pour Abou Adil ce que je faisais pour Friedlander bey, même si j’étais certain qu’il était en poste depuis plus longtemps et devait être plus au fait des rouages intimes de l’empire de son maître. « Si le moment est mal choisi, intervins-je, nous pouvons revenir à un autre moment.

— Le moment est mal choisi, dit Umar. Cheikh Reda souffre les tourments d’un cancer en phase terminale. Vous voyez toutefois qu’un autre moment ne serait pas nécessairement meilleur.

— Nous prions pour son rétablissement », dis-je.

Un imperceptible sourire déforma le coin des lèvres d’Abou Adil. « Allah yisallimak, dit Umar. Dieu vous bénisse. Et maintenant, qu’est-ce qui vous amène ici en cet après-midi ? »