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C’était d’une goujaterie inexcusable. Dans le monde musulman, on ne s’enquiert jamais des raisons d’une visite. L’usage veut en outre qu’on respecte, ne fût-ce qu’un minimum, les lois de l’hospitalité. Je m’étais attendu qu’on nous serve du café, sinon qu’on nous propose de manger. Je jetai un œil à Shaknahyi.

Ça ne semblait pas le chagriner. « Quels rapports cheikh Reda entretient-il avec Friedlander Bey ? »

La question parut surprendre Umar. « Eh bien, mais… aucun », dit-il en écartant les mains. Abou Adil laissa échapper un long gémissement de douleur et ferma hermétiquement les yeux. Umar ne se tourna même pas dans sa direction.

« Alors, cheikh Reda n’a aucun contact avec lui ? demanda Shaknahyi.

— Pas le moindre. Friedlander bey est un homme important et influent mais ses intérêts résident dans un quartier éloigné de cette ville. Les deux cheikhs n’ont jamais eu la moindre discussion concernant leurs affaires. Leurs domaines respectifs n’ont aucun point commun.

— De sorte que Friedlander bey ne constitue en rien une gêne ou un obstacle aux projets de cheikh Reda ?

— Regardez mon maître, dit Umar. Quel genre de plans pensez-vous qu’il cultive ? » Certes, Abou Adil avait l’air totalement impuissant dans son agonie. Je me demandais ce qui avait conduit le lieutenant Hadjar à nous envoyer sur cette fausse piste.

« Nous avions reçu certaines informations que nous devions vérifier, dit Shaknahyi. Nous sommes désolés de cette intrusion.

— Il n’y a absolument pas de mal. Kamal va vous raccompagner. » Umar nous fixa de son air impavide. Abou Adil, toutefois, fit une tentative pour lever la main afin de nous saluer ou nous bénir, mais elle retomba, inerte, sur la couverture.

Nous suivîmes le domestique jusqu’à la porte d’entrée. Dès que nous fûmes seuls dehors, Shaknahyi se mit à rire. « Un sacré numéro, hein !

— Quel numéro ? Quelque chose m’aurait-il échappé ?

— Si tu avais lu entièrement le dossier, tu aurais su qu’Abou Adil n’a pas le moindre cancer. Il n’en a jamais eu.

— Mais alors…»

La bouche de Shaknahyi dessina un pli méprisant. « Déjà entendu parler de L’Enfer à la carte ? Une bande de cinglés qui s’amusent à porter des mamies de contrebande, bricolés en fraude dans quelque arrière-salle. À partir d’enregistrements de gens réels placés dans des situations horribles. »

J’étais désemparé. « Et c’est ce que fait Abou Adil ? Porter le module mimétique d’un patient atteint d’un cancer en phase terminale ? »

Shaknahyi acquiesça tout en ouvrant la portière pour remonter en voiture. « Il est branché souffrance et douleur par procuration. Tu peux t’acheter sur mamie n’importe quelle sorte de maladie ou de situation au marché noir. Il y a quantité de masochistes dans son genre. »

J’entrai à mon tour dans la voiture. « Et moi qui croyais que les filles et les débs de la Rue détournaient les mamies de leur usage normal… Voilà qui ajoute un sens entièrement nouveau au mot perversion. »

Shaknahyi démarra et contourna la fontaine pour regagner la grille d’entrée. « On introduit une technologie nouvelle et peu importent ses bienfaits pour la majorité des gens, il se trouvera toujours un fils de pute assez givré pour la détourner vers un truc complètement tordu. »

Je réfléchis à ça, et à mes propres biomodifs, tandis que nous retournions au commissariat en traversant le quartier déshérité où vivaient parqués les fidèles disciples de Reda Abou Adil.

7.

Au cours de la semaine suivante, je passai autant de temps à bord de la voiture de patrouille que derrière mon ordinateur au troisième étage du commissariat. Je me sentais bien, après ma première expérience de flic en patrouille, même s’il était clair que j’avais encore beaucoup à apprendre de Shaknahyi. Nous intervenions sur les litiges domestiques, enquêtions sur les vols, mais il n’y eut plus de crises graves comme ce maladroit chantage à la bombe d’Al-Muntaqim.

Shaknahyi avait laissé passer quelques jours, mais maintenant il voulait reprendre le dossier après notre visite à Reda Abou Adil. Selon lui, c’était Friedlander bey qui avait demandé au lieutenant Hadjar de nous confier cette enquête, mais Papa faisait toujours mine de se désintéresser totalement de l’affaire. Nos coups de sonde délicats auraient été bien plus payants si quelqu’un avait daigné nous dire ce que nous tentions au juste de déterrer.

Pourtant, j’avais d’autres soucis en tête. Un beau matin, après que je me fus habillé et que Kmuzu m’eut servi le petit déjeuner, je me carrai dans mon siège pour réfléchir à mon programme de la journée.

« Kmuzu, dis-je, veux-tu aller réveiller ma mère et voir si elle veut bien me parler ? J’aurais besoin de lui demander quelque chose avant d’aller au commissariat.

— Bien sûr, yaa sidi. » Il me lorgna, méfiant, comme si je tentais de lui jouer encore un tour. « Vous voulez la voir tout de suite ?

— Sitôt qu’elle pourra se présenter dans une tenue décente. Si pour elle la chose est possible. » Je relevai l’air désapprobateur de Kmuzu et la bouclai.

J’eus le temps de boire une autre tasse de café avant son retour. « Umm Marîd sera heureuse de vous voir tout de suite », m’annonça Kmuzu.

J’étais surpris. « Elle n’a jamais aimé se lever bien avant midi.

— Elle était déjà debout et habillée quand j’ai frappé à sa porte. »

Peut-être qu’elle avait tourné une nouvelle page, mais je n’avais pas dû écouter d’assez près pour l’entendre. J’empoignai ma serviette et mon blazer. « Je vais juste la voir deux minutes. Inutile de m’accompagner. » Depuis le temps, j’aurais dû me méfier ; Kmuzu ne dit pas un mot mais il me suivit hors de l’appartement jusque dans l’autre aile où Angel Monroe s’était vu attribuer sa suite particulière.

« C’est une affaire personnelle, dis-je à Kmuzu quand nous fûmes arrivés devant chez elle. Attends-moi dans le hall si tu veux. » Je frappai à la porte puis entrai.

Elle était installée sur un divan, vêtue très décemment d’une robe noire informe à manches longues, variante de la tenue que portent les femmes musulmanes traditionalistes. Elle avait également caché ses cheveux sous un grand foulard, mais le voile masquant le visage avait été légèrement détendu d’un côté et lui pendait sur l’épaule. Elle était en train de tirer sur l’embout d’un narghileh. La pipe à eau était pour l’heure remplie de tabac fort mais cela ne voulait pas dire qu’elle n’avait pas contenu récemment du haschich et qu’elle n’allait pas tarder à en recevoir à nouveau.

« Matinée de bien-être, ô ma mère », lui dis-je.

Je crois que mon salut courtois la prit au dépourvu.

« Matinée de lumière, ô cheikh », répondit-elle. Le front plissé, elle me scruta depuis l’autre bout de la pièce. Elle attendait que je lui explique ma présence chez elle.

« Es-tu bien installée ici ? lui demandai-je.

— C’est parfait. » Elle tira une longue bouffée et le narghileh bouillonna. « Tu t’es pas mal débrouillé. Comment as-tu fait ton compte pour atterrir dans ce luxe effréné ? T’as rendu des services… personnels à Papa ? » Elle m’adressa un sourire torve.

« Pas les services auxquels tu penses, ô mère. Je suis l’assistant de Friedlander bey pour ses affaires. Il prend les décisions et je les exécute. Ça ne va pas plus loin.

— Et l’une de ses décisions d’affaires a été de te transformer en flic ?