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— Tout juste. »

Elle haussa les épaules. « Enfin, puisque tu le dis. Alors comme ça, tu as décidé de m’installer ici ? Tu t’inquiéterais soudain du bien-être de ta vieille maman ?

— L’idée venait de Papa. »

Ça la fit rire. « Tu n’as jamais été un fils attentionné, ô cheikh.

— Pour autant que je me souvienne, tu n’étais pas non plus une mère-poule. C’est bien pourquoi je me demandais pourquoi t’as débarqué ici tout d’un coup. »

Elle tira de nouveau sur le narghileh. « Alger est d’un ennui ! J’y ai passé presque toute mon existence. Après ta visite, j’ai compris que je devais changer d’air. J’ai eu envie de venir ici, revoir cette cité.

— Et me revoir, moi ? »

Nouveau haussement d’épaules. « Ouais, ça aussi.

— Et Abou Adil ? T’es passée chez lui d’abord ou tu n’es pas encore allée là-bas ? » Dans le métier, on appelle ça tenter un coup de sonde. Parfois ça mord, parfois pas.

« J’ai plus rien à voir avec ce fils de pute », fit-elle. Presque en montrant les dents.

Shaknahyi aurait été fier de moi. Je dissimulai mes émotions et gardai une expression neutre. « Et que t’a fait Abou Adil ?

— Ce salaud, ce malade… Peu importe, c’est pas tes oignons. » Elle se concentra sur sa pipe à eau pendant plusieurs secondes.

« Très bien, dis-je enfin. Je respecte ta volonté, ô ma mère. Puis-je faire quelque chose pour toi avant de partir ?

— Tout est super. Va donc jouer les Protecteurs des Innocents. Va donc harceler quelque pauvre fille au turbin et pense un peu à moi. »

J’ouvrais la bouche pour lui répondre vertement mais je me repris à temps. « Si tu as faim ou si tu as besoin de quoi que ce soit, tu n’as qu’à demander à Youssef ou à Kmuzu. Puisse ta journée être heureuse.

— Et la tienne prospère, ô cheikh. » Chaque fois qu’elle me baptisait de la sorte, il y avait dans sa voix une lourde ironie.

Je la saluai d’un signe de tête et quittai la pièce, refermant doucement la porte derrière moi. Kmuzu était dans le couloir, à l’endroit précis où je l’avais laissé. Il avait l’air si loyal, le bougre, que j’eus presque envie d’aller le gratter derrière l’oreille. Mais je n’étais pas dupe une seule minute.

« Vous feriez bien d’aller saluer le maître de maison avant notre départ pour le commissariat, me dit-il.

— Je n’ai pas besoin que tu me donnes des cours de savoir-vivre, Kmuzu. » Il avait le chic pour m’emmerder. « Est-ce que tu sous-entendrais que j’ignore mes devoirs ?

— Je ne sous-entends rien du tout, yaa sidi. C’est vous qui extrapolez.

— Bien sûr, bien sûr. » On ne discute pas avec un esclave.

Friedlander bey était déjà au travail. Installé derrière son vaste bureau, il se massait les tempes d’une main. Aujourd’hui, il avait mis une robe de soie jaune pâle et passé dessus une chemise blanche amidonnée au col boutonné sans cravate. Par-dessus la chemise, il avait enfilé un veston de tweed à chevrons d’apparence luxueuse. Seul un cheikh âgé et révéré pouvait se permettre d’arborer une tenue pareille. Quant à moi, je trouvais qu’elle lui allait à merveille. « Habib, lança-t-il. Labib. »

Habib et Labib sont les Rocs parlants. Le seul moyen de les distinguer est de lancer l’un des deux noms : on a une chance sur deux d’en voir un tressaillir. Dans le cas contraire, cela ne fait guère de différence. D’ailleurs, je n’aurais pas juré qu’ils réagissaient à l’appel de leur propre nom ; peut-être faisaient-ils ça juste pour rire.

Les deux Rocs parlants étaient dans le bureau, debout de part et d’autre d’un siège à haut dossier. Dans le siège, je fus surpris de découvrir le jeune fils d’Umm Saad. Les deux sbires avaient chacun une main plaquée sur l’épaule du jeune garçon et ces mains écrasaient et trituraient ses jointures : ils le soumettaient à la question. J’avais eu droit au même traitement et je peux vous garantir que ce n’est pas de la tarte.

Papa eut un bref sourire quand j’entrai dans la pièce. Il ne me salua pas mais se retourna vers Saad. « Avant de venir dans notre ville, dit-il à voix basse, où habitiez-vous, toi et ta mère ?

— Dans plein d’endroits », répondit Saad. Il y avait de la terreur dans sa voix.

Papa recommença à se masser le front. Il fixa le plateau de son bureau mais agita les doigts à l’adresse des Rocs parlants. Les deux malabars accentuèrent leur pression sur les épaules du jeune homme. Le sang reflua du visage de Saad qui poussa un cri étranglé.

« Avant de venir dans notre ville, répéta calmement Friedlander bey, où vivais-tu ?

— En dernier lieu, à Paris, ô cheikh. » D’une voix ténue et crispée.

La réponse surprit Papa. « Ta mère aimait-elle vivre parmi les Franj ?

— Je suppose. »

Friedlander bey jouait à merveille l’ennui profond. Il saisit un coupe-papier en argent et se mit à jouer avec. « Et vous viviez bien, à Paris ?

— Je suppose. » Habib et Labib appuyèrent un peu plus sur les clavicules de Saad. Ça l’encouragea à fournir plus de détails. « Nous avions un grand appartement dans la rue de Paradis, ô cheikh. Ma mère aime bien manger et elle aime donner des soirées. Les mois passés à Paris ont été agréables. Cela m’a surpris quand elle m’a annoncé que nous venions ici.

— Et est-ce que tu travaillais pour gagner de l’argent, et permettre à ta mère de manger de la cuisine franj et porter des habits franj ?

— Je ne travaillais pas, ô cheikh. »

Papa plissa les paupières. « D’où crois-tu que provenait l’argent pour payer toutes ces choses ? »

Saad hésita. Je l’entendis gémir lorsque les Rocs accentuèrent leur pression. « Elle me disait qu’il venait de son père, s’écria-t-il.

— Son père ? » Friedlander bey lâcha le coupe-papier pour regarder directement Saad.

« De vous, ô cheikh. »

Papa grimaça et fit un geste bref. Les Rocs s’écartèrent du jeune homme. Celui-ci glissa vers l’avant, les yeux hermétiquement clos. Il avait le visage luisant de sueur.

« Laisse-moi te dire une chose, ô astucieux garçon, dit Papa. Et rappelle-toi que je ne mens jamais. Je ne suis pas le père de ta mère et je ne suis pas ton grand-père. Nous ne sommes pas du même sang. Maintenant, va. »

Saad voulut se lever mais il s’affala de nouveau dans le siège. Son expression était sévère et résolue, et il fixait Friedlander bey d’un regard noir, comme s’il voulait mémoriser dans les moindres détails les traits du vieillard. Papa venait de traiter Umm Saad de menteuse, et je suis sûr qu’à cet instant précis le garçon nourrissait quelque pitoyable rêve de vengeance. En fin de compte, il parvint à se redresser et gagner la porte d’un pas chancelant. Je l’interceptai.

« Tiens », lui dis-je. J’avais sortis ma boîte à pilules et lui donnai deux comprimés de soléine. « Tu te sentiras nettement mieux dans quelques minutes. »

Il prit les comprimés, me lança un regard farouche et les laissa tomber par terre. Puis il me tourna le dos et quitta le bureau de Friedlander bey. Je m’accroupis pour récupérer les soléines. Pour paraphraser un dicton local : un comprimé blanc pour un jour noir.

Après les salutations d’usage, Papa m’invita à me mettre à l’aise. Je m’assis dans le siège que venait de déserter Saad. Je dois admettre que je réprimai un léger frisson. « Pourquoi le garçon était-il ici, ô cheikh ?

— Il l’était à mon invitation. Lui et sa mère sont à nouveau mes hôtes. »

Quelque chose avait dû m’échapper. « Ton amabilité est proverbiale, ô mon oncle ; mais pourquoi permets-tu à Umm Saad de venir troubler la paix de ta demeure ? Car je sais que cette femme te dérange. »