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— Non, c’est moi qui l’ai trouvé. C’est…

— Il disait qu’il voulait que je le lui cherche. » Le regard du patron se perdait déjà dans le lointain, dépensant déjà l’argent de la récompense.

« Il a même dit qu’il vous donnerait de l’argent pour ça.

— C’est exact. Écoute voir, j’ai son adresse. Ce caillou ne t’est d’aucune utilité sans l’adresse. »

Je réfléchis une ou deux secondes. « Certes, ô cheikh.

— Et l’adresse ne m’est d’aucune utilité sans la pierre. Alors, voici ce que je te propose : je t’en donne deux cents dinars.

— Deux cents ? Mais il a dit…

— Il a dit qu’il m’en donnerait mille. À moi, bougre de sac à vin. Pour toi, ça ne vaut pas. Prends donc les deux cents. Il y a combien de temps que tu n’as pas eu deux cents dinars à claquer ?

— Un bail.

— Tu m’étonnes. Alors ?

— L’argent d’abord.

— D’abord la pierre.

— L’argent. »

Le vieux grommela quelque chose et se retourna. Il sortit de sous son comptoir une boîte à café toute rouillée. Dedans, il y avait un gros tas de billets dont il retira deux cents dinars en vieilles coupures usagées. « Tiens, les v’là, et que ta putain de mère aille au diable. »

Je pris l’argent et le fourrai dans ma poche. Puis je donnai la pierre à Hisham. « En te pressant », dis-je, en prenant un ton pâteux bien que je n’aie absorbé ni boisson ni drogue de la journée, « t’as des chances de le rattraper. Le bus n’est pas encore parti. »

Le type me sourit. « Laisse-moi te montrer à présent comment on fait des affaires : ce très cher homme m’a proposé mille dinars pour une pierre qui en valait quatre mille. Devrais-je prendre la récompense ou plutôt vendre la pierre à son juste prix ?

— La revendre risque de t’attirer des ennuis, remarquai-je.

— Ça, c’est mon problème. Et maintenant, va au diable. Je ne veux plus jamais te revoir dans le secteur. »

De ce côté, il n’avait pas à s’inquiéter. Dès que j’eus quitté le bistrot décrépit, je retirai le mamie que je portais jusque-là. Je ne savais pas où le demi-Hadj l’avait déniché ; la marque était de Malacca mais je n’avais pas l’impression que c’était un modèle officiellement au catalogue. C’était un mamie crétinisant ; dès que je me branchais dessus, il me bouffait la moitié de l’intellect, me réduisant à l’état d’épave stupide tout juste capable d’accomplir ma partie du plan. Sitôt retiré, en revanche, le monde se déversait à nouveau dans ma conscience et c’était comme si je m’éveillais d’un sommeil hagard, drogué. J’avais toujours une demi-heure de rogne après avoir retiré ce module. Je m’en voulais d’accepter de le porter, j’en voulais à Saïed de me convaincre à chaque fois de le faire. Ce ne serait sûrement pas lui qui le mettrait, pas lui le demi-Hadj avec sa précieuse image de soi. Alors, c’était pour ma pomme, même si je suis doté de deux fois plus de modifs intracrâniennes que tout un chacun, avec largement de quoi accueillir assez de papies pour faire de moi le plus doué des fils de putes de ma génération. Et malgré tout, Saïed me persuadait de la mettre en veilleuse quasiment jusqu’au niveau légume.

Dans le bus, je m’assis à côté de lui, mais je n’avais pas envie de lui parler ou de l’écouter se pavaner.

« Qu’est-ce qu’on a tiré de cet éclat de verre ? » voulait-il savoir. Il avait déjà remis le véritable diamant sur sa bague.

Je lui tendis simplement l’argent. C’était son jeu, c’était sa gagne. Je m’en contre-fichais royalement. Je ne savais même pas pourquoi je marchais avec lui, sinon qu’il avait prévenu qu’il ne m’accompagnerait en Algérie qu’à cette seule condition.

Il compta les billets. « Deux cents ? C’est tout ? On a tiré plus les deux dernières fois. Oh bon, et puis merde… c’est toujours deux cents dinars de plus à claquer à Alger. Viens donc voir la Casbah, chef“. Ces gamins aux yeux de biche, y se doutent pas de ce qui est en train de leur fondre dessus, dans la nuit qu’embaument les citronniers.

— Ce bus puant, voilà ce qui leur fond dessus, Saïed. »

Il me regarda avec de grands yeux puis éclata de rire. « T’as pas une once de romantisme, Marîd. Et depuis que tu t’es fait câbler le cerveau, t’es vraiment pas marrant.

— Voyez-vous ça. » Je n’avais plus envie de causer. Je fis semblant de m’assoupir. Je me contentai de fermer les yeux en écoutant le bus gémir et cahoter sur la chaussée défoncée, dans le concert ininterrompu de disputes et de rires des passagers tout autour de moi. Ce bus puant était torride et bondé, mais chaque heure à son bord me rapprochait de la solution de mon mystère personnel. J’en étais arrivé à un point de ma vie où j’avais besoin de savoir qui j’étais réellement.

Le bus s’arrêta dans la ville barbare d’Annaba, et un vieillard à la barbe grise et frisottée grimpa pour nous vendre du nectar d’abricot. J’en pris pour moi et pour le demi-Hadj. Les abricots font la fierté de la Mauritanie et leur jus était le premier signe tangible de la proximité du pays. Je fermai les yeux pour inhaler cet arôme délicat puis en bus une gorgée, savourant son épaisseur liquoreuse. Saïed l’avait, pour sa part, avalé d’un trait, bruyamment, avant de me grommeler un vague « merci ». Ce garçon était aussi raffiné qu’un cadavre de chauve-souris.

La route obliqua vers le sud, s’éloignant de la côte obscure, invisible, pour gagner la ville de Constantine. Bien qu’il se fît tard – il était près de minuit – je dis à Saïed que je voulais descendre me sustenter un peu. Je ne m’étais rien mis sous la dent depuis midi. Bâtie sur un haut rocher gréseux, Constantine est la seule ville ancienne d’Algérie orientale à avoir traversé des siècles d’invasions étrangères. La seule chose qui m’importait, toutefois, c’était la nourriture. Il y a une spécialité locale qu’on appelle chorba beïda bil kefta, un potage velouté aux boulettes de viande confectionné avec des oignons, du paprika, des pois chiches, des amandes et de la cannelle[2] . Je n’en avais plus goûté depuis au moins quinze ans, et tant pis si cela me faisait rater le bus et m’obligeait à attendre celui du lendemain, mais je comptais bien en déguster une. Saïed me jugea cinglé.

J’eus ma soupe et elle était somptueuse. Saïed se contenta de me lorgner sans mot dire en sirotant un verre de thé. Nous remontâmes en voiture à l’heure. Je me sentais mieux à présent, agréablement rassasié, tout illuminé d’une chaude nostalgie. Je pris le siège près de la fenêtre, dans l’espoir d’entrevoir un peu du paysage familier quand nous traverserions la région de Sétif et de Mansoura. Évidemment, il faisait aussi noir qu’au fond de ma poche derrière la vitre et je n’aperçus rien d’autre que la lune et l’ardent scintillement des étoiles. Malgré tout, je me donnai l’illusion que j’étais capable de me repérer à mesure que nous approchions d’Alger, la ville où j’avais passé une partie de mon enfance.

Quand enfin nous y entrâmes peu après le lever du soleil, le demi-Hadj m’éveilla d’une bourrade. Je n’avais pas souvenance de m’être assoupi. Je me sentais dans un état affreux. L’impression d’avoir la tête bourrée d’éclats de verre brisé, sans compter que je m’étais coincé un nerf dans le cou, en plus. Je sortis ma boîte à pilules et contemplai quelques instants son contenu. Que désirais-je ? Faire mon entrée à Alger en pleine hallucination, sous narcose ou en état de somnambulisme ? La décision était difficile. J’optai pour l’analgésie, mais en pleine conscience, et péchai donc huit tablettes de soléine. Les soleils effacèrent ma migraine – en même temps que toutes les autres sensations vaguement désagréables – et c’est plus ou moins flottant que je quittai la gare routière de Mustapha pour monter dans un taxi.

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2

Dans la « shorba » constantinoise, on met également des haricots blancs et des courgettes. Quant à la « chorba frik » tunisienne, plus épicée, le blé vert et le céleri y remplacent haricots et courgettes. (N.d.T.)