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Papa se carra dans son fauteuil et laissa échapper un soupir. À cet instant, il trahissait la durée de sa longue existence. « Elle est venue me voir avec humilité. Elle implorait mon pardon. Elle m’a apporté un présent. » Il m’indiqua un plateau de dattes fourrées d’amandes et roulées dans le sucre. Il sourit avec regret : « J’ignore d’où lui est venue l’information mais quelqu’un lui a dit que c’était ma friandise préférée. Son ton était respectueux, et je ne pouvais lui refuser l’hospitalité telle qu’elle la revendiquait. » Il ouvrit les mains comme si cela expliquait tout.

Friedlander bey observait des traditions d’honneur et de générosité qui ont quasiment disparu à l’époque actuelle. S’il voulait de nouveau accueillir une vipère sous son toit, je n’avais rien à y redire. « Alors tes instructions la concernant ont changé, ô cheikh ? »

Son expression ne varia pas. Il n’eut même pas un clignement de paupière. « Oh non, ce n’est pas ce que je veux dire. Je t’en prie, tue-la sitôt que tu en auras la possibilité, mais rien ne presse, mon fils. J’avoue être curieux de savoir à quoi Umm Saad espère aboutir.

— Je m’en vais conclure l’affaire sans tarder », lui dis-je. Il fronça les sourcils. « Inchallah, m’empressai-je d’ajouter. Penses-tu qu’elle travaille pour quelqu’un d’autre ? Un ennemi ?

— Reda Abou Adil, évidemment », dit Papa. Sur un ton très prosaïque, comme s’il n’y avait vraiment pas de quoi fouetter un chat.

« Alors c’est bien toi, en fin de compte, qui as ordonné l’enquête sur Abou Adil. »

Il éleva une main grassouillette en signe de dénégation. « Non, fit-il, insistant, je n’ai rien à voir avec cette histoire. Interroge plutôt ton lieutenant Hadjar. »

Ça me ferait une belle jambe, tiens. « Ô cheikh, puis-je te poser une autre question ? Il y a quelque chose que je ne saisis pas concernant tes relations avec Abou Adil. »

Soudain, il retrouva son air las. Cela me mit sur mes gardes. Je jetai machinalement un regard derrière moi, m’attendant à moitié à voir les Rocs parlants approcher dans mon dos. « Ta fortune vient de la fourniture de dossiers tenus à jour à des gouvernements et des chefs d’État, n’est-ce pas ?

— C’est une schématisation outrancière, mon neveu.

— Et Abou Adil exerce la même activité. Pourtant, tu m’as dit que vous n’étiez pas en compétition.

— Bien des années avant ta naissance, avant même la naissance de ta mère, Abou Adil et moi sommes parvenus à un accord. » Papa ouvrit un exemplaire toilé du saint Qur’ân et regarda la page. « Nous avons évité la compétition parce qu’un jour ou l’autre elle risquait de déboucher sur la violence et nuire à nous-mêmes ou à ceux que nous aimons. En ce jour lointain, nous avons donc partagé le monde, depuis le Maroc, à l’extrême ouest, jusqu’à l’Indonésie, à l’extrême orient, en tout lieu où le bel appel du muezzin tire le fidèle de son sommeil.

— Comme le pape Alexandre traçant la ligne de démarcation entre l’Espagne et le Portugal », observai-je.

Papa parut mécontent. Il reprit : « Depuis cette époque, Reda Abou Adil et moi avons eu fort peu de rapports, bien que nous vivions dans la même cité. Lui et moi vivons en paix. »

C’est ça, t’as raison. Pour je ne sais quel motif, il n’allait pas m’aider directement. « Ô cheikh, dis-je, il est temps que je m’en aille. Je prie Allah qu’il te garde santé et prospérité. » Je m’avançai pour l’embrasser sur la joue.

« Je vais me sentir bien seul après ta visite, répondit-il. Mais va sans crainte. »

Je sortis du bureau de Friedlander bey. Dans le couloir, Kmuzu tenta de m’arracher ma serviette. « Il est inconvenant que vous portiez ceci quand je suis là pour vous servir.

— T’as surtout envie de fouiner dedans pour voir si t’y trouves de la drogue, lançai-je non sans irritation. Eh bien, tu n’en trouveras pas. Je la garde dans ma poche, et là, faudra que tu me maîtrises d’abord.

— Votre comportement devient absurde, yaa sidi.

— Je ne le crois pas. D’ailleurs, je ne suis pas encore prêt à me rendre au bureau.

— Il est déjà tard.

— Bon dieu, je le sais ! Je veux simplement avoir une petite conversation avec Umm Saad, maintenant qu’elle vit à nouveau sous ce toit. Est-elle dans la même suite ?

— Oui. Par ici, yaa sidi. »

Umm Saad, comme ma mère, résidait dans l’autre aile du bâtiment. Tout en suivant Kmuzu dans le dédale des couloirs recouverts de tapis, j’ouvris ma serviette et sortis le mamie de Saïed, la personnalité de dur impitoyable. Je l’embrochai. L’effet était remarquable : l’exact opposé du module crétinisant du demi-Hadj, celui qui réduisait et brouillait mon intellect. Celui-ci, que Saïed appelait toujours Rex, semblait au contraire focaliser mon attention. J’étais hyper-motivé mais, mieux encore, j’étais bien décidé à parvenir droit au but, et pour cela j’étais prêt à briser tout ce qui tenterait de me barrer la route.

Kmuzu frappa légèrement à la porte d’Umm Saad. Il y eut une longue pause puis j’entendis bouger à l’intérieur. « Pousse-toi », dis-je à Kmuzu. Avec un grondement mauvais. Je m’approchai de la porte et tambourinai sans douceur. « Tu veux m’ouvrir ? lançai-je. Ou tu préfères me laisser ouvrir moi-même ? »

Cela provoqua une réaction : le garçon ouvrit brusquement la porte et me dévisagea : « Ma mère n’est pas…

— Dégage, gamin. » Je l’écartai.

Umm Saad était assise derrière une table ; elle regardait les nouvelles sur un petit holo-V. Elle leva les yeux vers moi. « Bienvenue, ô cheikh », fit-elle. Elle n’avait pas l’air heureuse.

« Ouais, c’est ça. » Je pris une chaise et m’assis en face d’elle. Tendant le bras, je coupai l’holo-V. « Tu connais ma mère depuis combien de temps ? » Encore un nouveau coup de sonde.

Air perplexe d’Umm Saad. « Ta mère ?

— S’fait appeler Angel Monroe, à l’occasion. Elle est installée à l’autre bout de ce couloir. »

Umm Saad secoua lentement la tête. « Je ne l’ai vue qu’une fois ou deux. Je ne lui ai jamais parlé.

— Tu devais la connaître avant de venir ici. » Je voulais juste délimiter l’ampleur de ce complot.

« Désolée », fit-elle. Elle me fit le coup des grands yeux assortis d’un sourire innocent, aussi déplacé chez elle que chez un scorpion du désert.

D’accord, les coups de sonde ne font pas toujours mouche. « Et Abou Adil ?

— Qui est-ce ? » L’expression était toute d’angélisme vertueux.

J’allais pas tarder à me fâcher. « Je voudrais juste quelques réponses franches, ma vieille. Qu’est-ce que je dois faire pour ça, tabasser ton gosse ? »

Air sérieux tout à coup. Cette fois, elle me la jouait sincère. « Je suis désolée mais je ne connais vraiment aucune de ces personnes. Est-ce que je devrais ? Est-ce que Friedlander bey t’a raconté ça ? »

Je supposai qu’elle mentait pour Abou Adil. Je ne savais pas si elle avait également menti pour ma mère. Dans ce dernier cas, au moins, je pouvais toujours vérifier plus tard. Si je pouvais croire maman.

Je sentis une main lourde sur mon épaule. « Yaa sidi ? » C’était Kmuzu. Il avait l’air de redouter que je n’arrache la tête d’Umm Saad et la lui tende.

« Très bien », dis-je me sentant merveilleusement malfaisant. Je me levai, lorgnai la femme de toute ma hauteur. « Si tu veux rester dans cette maison, va falloir que t’apprennes à être plus coopérative. Je reviendrai te causer un peu plus tard. Tâche d’imaginer des réponses plus convaincantes.