« T’es défoncé », observa Saïed alors que nous montions à l’arrière. Je dis au chauffeur de nous conduire à une banque de données publique.
« Défoncé, moi ? Depuis quand m’as-tu déjà vu défoncé à une heure si matinale ?
— Depuis hier. Et avant-hier. Et le jour précédent.
— Je veux dire, excepté depuis ces jours-ci. Je fonctionne mieux avec une tonne d’opiacés dans l’organisme que la majorité des gens quand ils sont à jeun.
— Ça, c’est sûr. »
Je regardai par la vitre du taxi. « De toute façon, j’ai toute une batterie de papies pour compenser. » Il n’y avait pas un autre fêlé du ciboulot dans tout le monde arabe doté d’une quincaillerie comparable. Mes papies spéciaux contrôlent mes fonctions hypothalamiques, ce qui me permet de supprimer fatigue et peur, faim, soif et douleur. En outre, ils peuvent amplifier mes récepteurs sensoriels.
« Marîd Audran, le Surhomme au silicium.
— Écoute, dis-je, ennuyé par son attitude, pendant un bon bout de temps, j’ai eu une trouille bleue de me faire câbler, mais aujourd’hui, je me demande comment j’ai pu me débrouiller sans.
— Dans ce cas, pourquoi diable est-ce que tu continues à te ruiner les neurones avec tes saloperies ? demanda le demi-Hadj.
— Mettons que je sois vieux jeu. En outre, dès que je débranche les papies, c’est atroce. Toute la douleur supprimée, toute la fatigue accumulée, me tombent dessus d’un coup.
— Alors que t’as pas de contreparties avec tes soleils et tes beautés, c’est ça ? C’est ce que t’es en train de me dire ?
— La ferme, Saïed. Merde, qu’est-ce qui te prend de t’inquiéter comme ça, tout d’un coup ? »
Il me regarda de biais et sourit. « La religion bannit l’alcool et les drogues dures, sais-tu. » Cela, venant du demi-Hadj qui n’avait jamais dû approcher une mosquée de toute sa vie, sauf pour faire la sortie de l’école coranique.
Donc, en dix minutes, un quart d’heure, le taxi nous déposa devant la banque. J’éprouvais une curieuse tension nerveuse, sans bien en comprendre la raison. Tout ce que je faisais, c’était gravir les marches de granité d’un édifice public ; pourquoi me fallait-il être aussi crispé ? J’essayai de m’occuper l’esprit avec des idées plus plaisantes.
À l’intérieur, il y avait un certain nombre de terminaux libres. Je m’assis devant l’écran d’un antique Bab el-Marifi. Il s’enquit du type de recherche que je désirais mener. Le synthétiseur vocal de la machine, conçu dans une des républiques d’Amérique du Nord, avait bien du mal à prononcer l’arabe. Je dis : « Nom », puis : « Entrée. » Quand le curseur réapparut, je dis : « Monroe virgule Angel. » La console rumina ces données quelques secondes puis des lettres blanches se mirent à clignoter sur sa face de lune :
Angel Monroe
16, rue du Sahara
(Haute) Casbah
Alger
Mauritanie
04-B-28
Je demandai à la machine d’imprimer l’adresse. Le demi-Hadj me gratifia d’un haussement de sourcils et je hochai la tête. « On dirait que je vais avoir quelques réponses.
— Inchallah », murmura Saïed. À la grâce de Dieu.
Nous ressortîmes dans la touffeur matinale pour prendre un autre taxi. Le trajet jusqu’à la Casbah ne prit pas longtemps. Il n’y avait pas autant de circulation que dans mes souvenirs d’enfance – tout du moins pour ce qui était des véhicules ; mais il y avait toujours ces inévitables et lents bataillons de mulets lourdement chargés, menés à force de cajoleries dans le dédale des rues étroites.
La rue du Sahara est le résultat d’une erreur. Je me souviens avoir entendu, il y a fort longtemps, quelqu’un m’expliquer que son nom véritable était la rue N’Sara ou rue des Chrétiens. J’ignore d’où provient la déformation. Bien peu de parties d’Alger ont un rapport quelconque avec le Sahara. Après tout, il y a une sacrée trotte du port méditerranéen jusqu’au désert. De toute façon, peu importe aujourd’hui ; le nouveau nom est le seul qu’on utilise. Il a même trouvé sa place sur les plans officiels, ce qui règle la question.
Le numéro 16 était un vieux tas de brique menaçant ruine, avec les deux derniers étages en saillie débordant sur la chaussée pavée. L’immeuble en face faisait de même et les deux édifices s’embrassaient presque au-dessus de ma tête, telles deux vieilles matrones mafflues penchées par-dessus une palissade. Parmi le fouillis de boîtes aux lettres, j’avisai le nom d’Angel Monroe griffonné sur une carte à l’encre délavée. Je plaquai le pouce sur sa sonnette. La porte d’entrée n’était pas verrouillée, j’entrai donc et gravis la première volée de marches. Saïed était sur mes talons.
L’appartement se trouvait au troisième, sur la cour. L’entrée était moquettée, si l’on peut employer ce terme pour un tissu rêche et terne qui avait dû autrefois être bordeaux. Le passage de pieds innombrables l’avait usé jusqu’à la trame à plusieurs endroits, de sorte que le plancher gris et sec était visible par les trous. Les murs étaient recouverts d’un papier beige crasseux, qui pendait çà et là, par lambeaux lamentables. L’air était imprégné d’une étrange odeur âcre, comme si l’immeuble était occupé par des gens venus là pour y mourir, ou en tout cas suffisamment malades pour mourir, et qui, au lieu de cela, y auraient traîné leur misérable solitude. Derrière une porte, j’entendis une scène de ménage, la totale avec menaces éructées et fracas de vaisselle brisée, tandis que d’un autre appartement provenaient des rires perçants, déments, accompagnés du chuintement sonore de chairs en contact. Je préférai ne pas approfondir.
Je m’arrêtai devant la porte branlante de l’appartement d’Angel Monroe et respirai un grand coup. Je jetai un œil au demi-Hadj mais il se contenta de hausser les épaules et regarda délibérément ailleurs. Vous parlez d’un ami. J’étais livré à moi-même. Je me dis qu’il n’allait rien arriver de particulier – mensonge pour me pousser à faire le pas suivant – puis je frappai à la porte. Pas de réponse. J’attendis quelques secondes et frappai à nouveau, plus fort. Cette fois, j’entendis couiner des ressorts de lit, puis le bruit de quelqu’un approchant à pas lents de la porte. Qui s’ouvrit en grand. Angel Monroe apparut, l’air ahuri, s’efforçant de garder les yeux en face des trous.
Elle avait une bonne tête de moins que moi, avec des cheveux blonds décolorés et permanentés d’une manière que je qualifierai de particulièrement tarte. Les racines, noires, donnaient l’impression qu’on s’était désintéressé de leur sort quasiment depuis l’anniversaire du Prophète. Elle avait les yeux maquillés de rimmel noir et bleu nuit, dans des harmonies qui évoquaient irrésistiblement les poissons les plus colorés de la Méditerranée. Le fard rouge, elle se l’était tartiné généreusement mais peut-être pas aux emplacements les mieux choisis, ce qui la faisait paraître non pas torridement sexy mais plutôt affligée d’une fièvre de cheval. Son rouge à lèvres, pour des raisons connues seulement d’Allah et d’Angel Monroe, tirait sur une sorte de violet purpurin ; bref, ses lèvres donnaient l’impression d’avoir été achetées en premier puis oubliées hors du frigo, le temps de redescendre se choisir le reste du visage.
Son corps m’incitait à penser qu’elle était trop âgée pour se vêtir autrement que du long haïk blanc algérien, surmonté d’un voile traditionnel fermement tenu en place. Le problème, c’est que ce corps n’avait jamais vu l’intérieur d’un haïk. Elle était engoncée dans un short si serré que sa bedaine rebondie faisait rouler la ceinture. Ses seins flasques n’étaient pas tout à fait recouverts par une espèce de tunique diaphane. Je savais avec certitude qu’une fois assise elle aurait pu planquer dans son nombril la gemme la plus précieuse sans crainte qu’on la découvre. Elle avait les jambes parsemées de veines éclatées, comme ces chebka desséchés dans les vallées du Mzab. Ses grands pieds plats étaient chaussés de pantoufles usées d’où pendouillaient des restes de pompons roses.