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À dire vrai, je ressentais un certain dégoût. « Angel Monroe ? » demandai-je. Bien sûr, ce n’était pas son vrai nom. Elle était au moins demi-berbère, comme moi. Elle avait le teint plus foncé que moi, les yeux aussi noirs et ternes que de l’asphalte usé.

« Hm-Hmm, fit-elle. Un peu tôt, non ? » Sa voix était stridente, perçante. Elle était déjà fin saoule. « Qui t’a envoyé ? C’est Khalid qui t’as envoyé ? J’ai dit à c’t’espèce de salaud que j’étais malade. J’suis pas censée bosser aujourd’hui, j’y ai dit hier soir. Il a dit pas de problème. Et maintenant, y t’envoie. L’en envoie même deux. Merde, y m’prend pour qui ? Et c’est pas comme s’il avait pas d’autres filles, d’abord. Il aurait pu vous envoyer voir Efra, c’te pute, avec ses talents d’embrochée. Si j’suis pas dans mon assiette, j’en ai rien à cirer qu’il vous envoie chez elle. Merde, j’m’en fous complètement. Et d’abord, combien qu’vous lui avez donné ? »

Je restai planté là à la regarder. Saïed me flanqua une bourrade. « Eh bien, euh, miss Monroe », commençai-je mais voilà qu’elle remettait ça.

« Oh, et puis, qu’il aille se faire foutre. Allez, rentrez. Je suppose que j’peux toujours employer le fric. Mais vous direz à ce fils de pute de Khalid que…» Elle s’interrompit pour boire une grande lampée du verre de whisky qu’elle tenait à la main. « Vous pourrez lui dire que s’il se fout à ce point de ma santé, je veux dire, à me faire bosser quand j’lui ai déjà espliqué qu’j’étais malade, eh bien, merde, vous pourrez lui dire qu’il y en a des tas d’autres pour qui je peux travailler. Et quand je veux, pouvez me croire. »

J’essayai par deux fois de l’interrompre, mais sans le moindre succès. J’attendis qu’elle marque une nouvelle pause pour se désaltérer. Dès qu’elle eut la bouche pleine de son tord-boyaux, je lui dis : « Maman ? »

Elle se contenta de me fixer un bon moment, ses yeux vitreux écarquillés. « Non…», fit-elle enfin, d’une petite voix. Elle regarda de plus près. Puis laissa échapper son verre de whisky.

2.

Plus tard, après le trajet de retour d’Alger et la Mauritanie, sitôt revenu chez moi dans la cité, je filai dans le Boudayin. J’avais toujours vécu au cœur du quartier fermé, mais les événements, le destin et Friedlander bey avaient désormais rendu la chose impossible. J’avais également toujours eu des tas d’amis dans le Boudayin et j’étais bien reçu partout ; mais aujourd’hui, il n’y avait en réalité que deux personnes franchement ravies de me voir : Saïed, le demi-Hadj et Chiriga, qui dirigeait une boîte sur la Rue, à mi-chemin de la grande arche de pierre à un bout et du cimetière à l’autre. Le club de Chiri avait toujours été ma seconde demeure, un refuge où je pouvais m’asseoir, boire tranquillement quelques verres en écoutant les cancans, sans être harcelé par les filles.

Dans le temps, j’avais dû tuer un certain nombre d’individus, pour la plupart en légitime défense. Plus d’un patron de bar m’avait alors dit de ne plus jamais remettre les pieds dans son établissement. Par la suite, un certain nombre de mes amis avaient jugé qu’ils pouvaient se passer de ma compagnie, mais Chiri voyait un peu plus loin que ça.

C’était une bosseuse, une grande Africaine au visage balafré de cicatrices rituelles, aux dents de cannibale taillées en pointes effilées. Pour dire vrai, je ne sais pas vraiment si ces canines ne sont qu’une simple décoration, comme les motifs tatoués sur ses joues et à son front, ou bien le signe qu’un dîner chez elle se compose de friandises implicitement et explicitement interdites par le noble Qur’ân. Chiri est une mamiaque, mais elle se considère comme une mamiaque futée. Au turf, elle est toujours elle-même. Elle s’embroche ses fantasmes chez elle, où elle ne risque de déranger personne. Je respecte son choix.

En franchissant la porte de sa boîte, la première chose qui me frappa fut une bouffée de fraîcheur bienvenue. La climatisation, si peu fiable soit-elle, comme tous les vieux matériels de fabrication soviétique, fonctionnait, pour changer. Je me sentais déjà mieux. Chiri était en grande conversation avec un client, un chauve au torse nu. Il portait un pantalon de vinyle noir à l’aspect de vrai cuir, et une menotte lui attachait dans le dos la main gauche à la ceinture. Il arborait un implant corymbique au sommet du crâne et un mamie de plastique vert pâle lui fournissait la personnalité d’un autre. Si Chiri taillait une bavette avec lui, c’est qu’il ne devait pas être dangereux et sans doute n’était-il même pas si abominable.

Chiri n’est pas excessivement patiente avec la masse de sa clientèle. Sa philosophie est qu’il faut bien que quelqu’un leur vende alcool et drogues mais que ça ne l’oblige pas à les fréquenter.

J’étais son vieux pote et je connaissais la plupart des filles qui bossaient pour elle. Bien sûr, il y avait toujours de nouvelles têtes – et je veux dire vraiment nouvelles, gravées sur des traits mornes et banals avec un talent chirurgical capable de muer une dégaine quelconque en une beauté artificielle à couper le souffle. Les anciennes employées se faisaient vider ou bien partaient fâchées mais à la régulière ; mais après avoir bossé un certain temps pour Frenchy Benoît ou pour Jo-Mama, elles finissaient par revenir à leur ancienne place. Elles me flanquaient une paix royale, parce que je leur payais rarement à boire et que leurs charmes professionnels ne m’intéressaient pas. Les nouvelles cherchaient parfois à me lever, mais en général Chiri leur disait de laisser tomber.

À leur œil impitoyable, j’étais devenu la Créature Dépourvue d’Âme. Les filles comme Blanca, Fanya et Yasmin détournaient la tête quand je surprenais leur regard. Certaines ignoraient ce que j’avais fait ou bien elles s’en moquaient, et c’étaient elles qui m’empêchaient de me sentir totalement rejeté. Malgré tout, pour moi le Boudayin était bien plus calme et solitaire que dans le temps. J’essayais de ne pas faire attention.

« Jambo, Bwana Marîd ! » lança Chiriga dès qu’elle eut noté ma présence. Elle abandonna le mamie menotté pour se laisser glisser nonchalamment derrière son comptoir, déposant un sous-verre en liège devant moi. « Tu viens partager ta fortune avec cette pauvre sauvage. Dans mon pays natal, les miens n’ont rien à manger et doivent parcourir des kilomètres pour trouver de l’eau. Ici, j’ai trouvé la paix et l’abondance. J’ai appris ce qu’était l’amitié. J’ai trouvé des hommes dégoûtants qui touchaient les parties intimes de mon corps. Tu vas me payer des consommations et me laisser de gros pourboires. Tu parleras de ma boîte à tous tes copains et ils voudront eux aussi toucher les parties intimes de mon corps. Alors je posséderai plein de colifichets bien brillants. Car tout est selon la volonté de Dieu. »

Je la dévisageai quelques secondes. Parfois, il n’est pas facile de savoir dans quel état d’esprit se trouve Chiri. « Grande fille noire déconne dans sa tête », dis-je enfin.

Elle sourit et laissa tomber son numéro d’ignare. « Ouais, t’as raison, fit-elle. Ce sera quoi, aujourd’hui ?