— Gin. » Je prends en général un gin avec un fond de bingara et des glaçons, plus un trait de citron vert de chez Rose. Le mélange est de mon invention mais je ne me suis jamais résolu à le baptiser. D’autres fois, je me prends des vodka-citron, parce que c’est ce que boit Philip Marlowe dans Le Grand Sommeil. Puis, dans les quelques occasions où j’ai vraiment envie de me bourrer au plus vite, je me rabats sur la réserve privée de Chiri et tape dans son tendé, alcool africain franchement redoutable, originaire du Soudan, du Congo ou de je ne sais où, concocté à partir d’ignames fermentés et de crapauds pélobates. Si jamais on vous offre du tendé, N’Y GOÛTEZ PAS ! Vous le regretteriez. Allah m’est témoin que je le regrette.
La danseuse qui achevait son dernier numéro était une Égyptienne répondant au nom d’Indihar. Je la connaissais depuis des années. Elle travaillait naguère pour Frenchy Benoît mais tortillait à présent son popotin dans la boîte de Chiri. Elle vint me voir en descendant de scène, drapée maintenant dans un châle pâle couleur pêche qui avait bien du mal à dissimuler ses formes voluptueuses. « Ma danse mérite un petit cadeau ? demanda-t-elle.
— Avec le plus insigne plaisir », répondis-je. Je sortis un billet d’un kiam que je glissai dans son décolleté. Si elle voulait me traiter comme un micheton, j’allais adopter le comportement idoine. « À présent, je ne risque pas de culpabiliser en rentrant chez moi, si je passe la nuit à fantasmer sur toi.
— Non, mais ça te coûtera un supplément », répondit-elle en se dirigeant, à l’autre bout du bar, vers le mec torse nu en futal vinyle.
Je la regardai s’éloigner. « J’ l’aime bien, cette fille, dis-je à Chiriga.
— C’est notre Indihar, un beau petit lot de plaisir bronzé », répondit Chiri.
Indihar était une vraie fille dotée d’une vraie personnalité, une rareté dans cette boîte. Chiri semblait préférer chez son personnel la beauté express des sexchangistes. Elle m’avait expliqué un jour que les changistes prennent mieux soin de leur apparence. C’est que leur beauté préfabriquée est toute leur vie. Allah interdit qu’un seul poil de leurs sourcils ne soit pas à sa place.
Selon ses propres critères, Indihar était elle aussi une bonne musulmane. Elle n’avait pas le crâne câblé comme la plupart des danseuses. Les imams les plus traditionalistes enseignaient que les implants tombaient sous le coup de la même prohibition que l’alcool, parce que certains individus se faisaient câbler les centres du plaisir et passaient le reste de leur brève existence dans la dépendance électronique. Même si, comme dans mon cas personnel, le centre du plaisir n’est pas touché, l’usage d’un mamie submerge intégralement la personnalité, ce qui est interprété comme de l’intempérance. Inutile de dire que, si je n’ai que la plus chaude affection pour Allah et Son Envoyé, je ne vais pas jusqu’à en être fanatique. De ce côté-là, je partage l’opinion de feu le roi Séoud qui, au XXe siècle déjà, exigeait des dirigeants islamiques de son pays qu’ils cessent de traîner les pieds dès qu’il s’agissait de progrès technologique. Pour ma part, je ne vois pas d’opposition fondamentale entre la science moderne et une conception réfléchie de la religion.
Chiri embrassa la salle du regard. « Très bien, lança-t-elle à haute voix, c’est au tour de laquelle dans le tas ? Janelle ? Je ne veux pas avoir à te redire de lever tes fesses pour retourner danser. Si j’ai encore une fois à te rappeler de jouer ta putain de musique, je te mets à l’amende de cinquante kiams. Et maintenant, magne ton gros cul. » Elle me regarda et poussa un soupir.
« La vie est dure », observai-je.
Indihar regagna le bar après avoir extorqué ce qu’elle avait pu des quelques clients maussades. Elle s’installa sur le tabouret voisin du mien. Tout comme Chiri, me parler ne semblait pas lui causer de cauchemars. « Alors, quel effet ça fait de bosser pour Friedlander bey ?
— À toi de me dire. » D’une manière ou d’une autre, dans le Boudayin, tout le monde bosse pour Papa.
Elle haussa les épaules. « Je refuserais son argent même crevant de faim, en prison, et avec un cancer. »
Ça, je suppose, c’était une allusion à peine voilée au fait que je m’étais vendu pour avoir mes implants. Je me contentai de siroter une nouvelle gorgée de gin-bingara.
Peut-être que l’une des raisons qui me poussaient à entrer chez Chiri chaque fois que j’avais besoin de me retaper le moral était que j’avais grandi exactement dans le même genre d’endroit. Ma mère était danseuse quand j’étais bébé, après que mon père avait fichu le camp. Quand sa situation était devenue difficile, elle s’était mise à lever les clients. Certaines filles dans les boîtes le font, d’autres pas. Ma mère était bien forcée. Quand ça empira encore, elle vendit mon petit frère. C’est un truc dont elle ne parle jamais. Moi non plus, d’ailleurs.
Ma mère avait fait du mieux qu’elle pouvait. Le monde arabe n’a jamais attaché de la valeur à l’éducation des femmes. Tout le monde sait comment les plus traditionalistes – entendez, les plus arriérés – des Arabes traitent leurs femmes et leurs filles. Même les chameaux ont droit à plus de respect. Cela dit, dans les grandes villes comme Damas ou Le Caire, on peut voir des femmes modernes vêtues à l’occidentale, qui travaillent hors de chez elle, et même fument dans la rue.
En Mauritanie, j’avais néanmoins constaté que les attitudes demeuraient rigides. Les femmes portaient le voile et la longue tunique blanche, avec une capuche ou un foulard pour leur couvrir les cheveux. Il y a encore vingt-cinq ans, ma mère n’avait pas sa place sur le marché du travail légitime. Mais bien sûr, il existe toujours une mince frange d’âmes perdues – d’individus qui se moquent des édits des Saintes Écritures, d’hommes et de femmes qui boivent de l’alcool, se livrent au jeu et aux plaisirs du sexe. Il y a toujours place pour une jeune femme dont les principes moraux ont été piétinés par la faim et le désespoir.
En revoyant ma mère à Alger, son aspect physique m’avait choqué. Dans mon imagination, je me l’étais représentée comme une matrone respectable, relativement aisée, installée dans un quartier confortable. Je ne l’avais pas revue, ne lui avais pas reparlé depuis des années, mais j’avais simplement imaginé qu’elle était parvenue à se hisser hors de la pauvreté et de la déchéance. À présent, je me disais qu’elle était peut-être heureuse telle qu’elle était, vieille pute hagarde et piaillarde. J’avais passé une heure avec elle, dans l’espoir d’entendre ce que j’étais venu apprendre, essayant de décider quel comportement adopter à son égard, et personnellement fort gêné vis-à-vis du demi-Hadj. Elle n’avait pas envie d’être tracassée par ses gosses. L’entrevue me laissa l’impression qu’elle regrettait de ne pas m’avoir vendu moi aussi, en même temps que mon frère Hussein Abdul-Qahhar. Elle n’appréciait guère de me voir ainsi débarquer dans sa vie après toutes ces années.
« Crois-moi, lui dis-je, ça ne me plaît pas non plus de te courir après, si je l’ai fait c’est simplement parce qu’il le fallait.
— Et pourquoi ça ? » voulut-elle savoir. Elle était avachie dans un canapé qui sentait le moisi, défoncé et couvert de poils de chat. Elle s’était versé une autre tournée mais avait négligé de nous proposer quoi que ce soit, à Saïed ou à moi.
« C’est important pour moi. » Je lui parlai de mon existence dans une cité lointaine, de ma vie de débrouille à l’échelon subsonique jusqu’à ce que Friedlander bey m’ait choisi comme instrument de sa volonté.
« Tu vis dans la cité, à présent ? » Cela dit sur un ton de regret nostalgique. J’ignorais qu’elle y était déjà allée.