Pualani me fit une jolie moue. « Eh bien, je me demandais justement si je pourrais pas aller voir ton docteur de ta part…
— Le Dr Lisân n’a pas de clientèle privée. Mais son assistant, le Dr Yeniknani est un homme très aimable. »
Pualani me lorgna. « Tu veux bien m’écrire son nom ?
— Bien sûr. » Je griffonnai le nom et le comcode sur le sous-verre en carton.
« Ah, et aussi, reprit-elle, est-ce qu’il fait les seins ?
— Je ne crois pas, chou. » Pualani avait déjà dépensé une petite fortune à se faire modifier le corps. Elle avait un mignon petit cul arrondi au silicone, des pommettes accentuées au silicone, le menton et le nez remodelés, et elle portait déjà des implants mammaires. Elle avait une silhouette ravageuse et ce serait selon moi une erreur de lui regonfler encore le buste ; mais j’avais appris depuis longtemps qu’on ne pouvait pas raisonner avec les danseuses dès que leur tour de poitrine était en jeu.
« Oh, d’accord », fit-elle, visiblement déçue. Je bus une gorgée de ma Mort blanche. Pualani ne faisait pas mine de s’en aller. J’attendis qu’elle poursuive. « Tu connais Indihar ? reprit-elle.
— Bien sûr.
— Eh ben, elle a des tas d’emmerdes. Elle est vraiment à sec.
— J’ai voulu lui proposer un prêt, mais elle a refusé. »
Pualani hocha la tête. « Non, elle voudra jamais emprunter. Mais peut-être que tu pourrais l’aider d’une autre manière. » Sur quoi elle se leva et rejoignit l’entrée du club pour aller s’asseoir près d’un couple d’Orientaux coiffés d’un béret de marin.
Il y a des moments, j’aimerais bien que la réalité me lâche un peu les basques. J’avalai une nouvelle rasade, puis me levai et gagnai le bar. Indihar me remarqua et s’approcha. « Tu veux quelque chose, Marîd ?
— La pension de Jirji va pas t’aider beaucoup, hein ? »
Elle me lança un regard ennuyé et se détourna. Elle fila vers l’autre extrémité du bar. « J’en veux pas, de ton fric. »
Je la suivis. « Je ne te propose pas d’argent. Qu’est-ce que tu dirais d’un boulot peinard qui te laisserait du temps libre et la possibilité de t’occuper de tes gosses toute la journée ? Tu n’aurais plus à payer de nourrice. »
Elle pivota. « Qu’est-ce que c’est que ce plan ? » Elle avait l’air méfiant.
Je souris. « Ce que je veux dire, c’est que tu prends Petit Jirji, Zahra et Hâkim et que vous emménagez tous les quatre dans un des appartements vides de la maison de Papa. Ça t’économiserait un sacré paquet de fric tous les mois, Indihar. »
Elle considéra la proposition. « Peut-être… Pourquoi voudrais-tu que je m’installe chez Papa ? »
Il fallait que je trouve une raison bidon mais qui ait l’air valable. « C’est ma mère. J’ai besoin de quelqu’un pour la surveiller. Je serais prêt à te payer autant que tu voudras. »
Indihar tapota le comptoir d’une main. « J’ai déjà un boulot, au cas où tu l’aurais oublié.
— Hé, si c’est ça le problème, t’es virée. »
Son visage pâlit. « Merde, qu’est-ce que tu racontes ?
— Penses-y, Indihar. Je t’offre une chouette maison, les repas et le loyer gratuits, plus du bel et bon argent toutes les semaines pour le boulot à temps partiel de t’assurer que ma mère ne fait pas de bêtises. Tes gosses ne seront pas livrés à eux-mêmes, et tu n’auras pas à venir à ce bar tous les jours. Tu n’auras plus à te déshabiller pour danser, tu n’auras plus à supporter des connards complètement beurrés et de vraies cossardes comme Brandi. »
Elle haussa les sourcils. « Je te tiendrai au courant, Marîd. Sitôt que j’aurai découvert quel genre d’arnaque t’es encore en train de monter. Ça me paraît trop beau pour être honnête, chéri. Je veux dire, tu t’es pas enfilé un mamie de Père Noël ou je ne sais quoi.
— Ouais, c’est ça, tu y réfléchis. Causes-en avec Chiri. T’as confiance en elle. Vois ce qu’elle en pense. »
Indihar acquiesça. Elle me regardait encore avec incertitude. « Même si je dis oui, ajouta-t-elle, je vais pas coucher avec toi. »
Je soupirai. « Ouais, t’as raison. » Je regagnai ma table. J’étais assis depuis une minute quand Fouad il-Manhous vint se laisser tomber dans la chaise en face de moi. « J’me réveille l’autre jour, commence-t-il de sa voix aigu et nasillarde, et ma maman me dit : “Fouad, nous n’avons plus un sou vaillant ; sors donc attraper un des poulets et va le vendre.” »
Il était reparti avec une de ses fables idiotes. Il cherchait tellement à m’avoir comme public qu’il était prêt à jouer les parfaits crétins rien que pour me voir rigoler. Le plus triste, c’est que même ses histoires les plus incroyables étaient fondées sur ses propres conneries.
Il me regarda attentivement, histoire d’être certain que je l’avais suivi jusque-là. « C’est donc ce que je fais. J’entre dans le poulailler de ma maman et course la volaille jusqu’à ce que je parvienne à en capturer une. Puis avec mon poulet, je descends la colline, remonte la colline, traverse le pont, parcours les rues jusqu’à ce que je sois parvenu au souk des Volaillers. Bon, je n’avais jamais encore apporté de volaille au marché, aussi je ne savais pas quoi faire. Je reste planté au milieu de la place toute la journée jusqu’au moment où je vois les marchands ranger leur argent dans des coffres et recharger la marchandise invendue sur leurs charrettes. J’avais déjà entendu l’appel vespéral à la prière, je savais donc que je n’avais plus beaucoup de temps.
« J’apporte mon poulet à l’un des hommes et lui dis que je désire le vendre. Alors il me regarde et secoue la tête. “Ce poulet a perdu toutes ses dents”, dit-il.
« Alors, je l’examine et, par Allah, le marchand avait raison. Ce poulet n’avait plus une dent dans la bouche. Alors, je dis : “Que m’offriras-tu en échange ?” Et l’homme me donne une poignée de fîqs en cuivre.
« Alors, je rentre chez moi, une main dans la poche et l’autre serrant les fîqs en cuivre. Juste comme je franchissais le pont au-dessus du canal de drainage, un essaim de moucherons m’assaille. Je me mets à les chasser en agitant les mains, puis je finis de traverser le pont au pas de course. Parvenu de l’autre côté, je m’aperçois que je n’ai plus un sou : j’avais fait tomber toutes les pièces dans le canal. »
Fouad toussa discrètement. « Puis-je avoir un verre de bière, Marîd ? demanda-t-il. Il commence vraiment à faire soif. »
Je fis signe à Indihar de lui servir un demi pression. « C’est toi qui paies, Fouad ? » Son visage allongé s’allongea encore. On aurait dit un chiot attendant la trique. « Je blaguais. C’est ma tournée. J’ai envie de connaître le fin mot de cette histoire. »
Indihar posa une chope devant lui, puis elle resta pour entendre la suite. « Bismillah », murmura Fouad avant de boire une grande lampée. Puis il reposa la bière, m’adressa en guise de remerciement une brève grimace, puis reprit : « Bref, quand j’arrive à la maison, ma maman était vraiment furieuse. Je n’avais plus de poulet et je n’avais pas d’argent. “La prochaine fois, me dit-elle, mets-le dans ta poche.
« — Ah, fais-je, j’aurais dû y penser.” Alors, le lendemain matin, ma maman me réveille et me dit d’emporter un autre poulet au marché. Donc, je m’habille, je sors et retourne encore une fois courser la volaille, jusqu’à ce que je parvienne à en capturer une. Puis, avec mon poulet, je descends la colline, remonte la colline, traverse le pont, parcours les rues du souk. Et cette fois-ci, je ne reste pas planté sous le soleil torride toute la matinée et tout l’après-midi. Je vais directement voir le marchand et lui montre mon second poulet.