Выбрать главу

Il fronça les sourcils à cette interruption et répéta : « C’était sans doute la plus belle jeune fille que j’aie jamais rencontrée. Toujours est-il qu’elle me dit : Es-tu le monsieur qui fournissait des poulets à mon père tous les matins ?

« Et moi je fais : Je ne suis pas sûr. Je ne sais pas qui est ton père. Est-ce là son étal ? Elle me répond que oui. Et je fais : Alors, je suis bien ce monsieur, et j’ai ici notre dernier poulet. Où est ton père ce matin ?

« De grosses larmes se forment au coin de ses paupières. Elle lève les yeux avec une expression pitoyable sur le visage, du moins sur le peu que j’en aperçois. Mon père est au plus mal, me dit-elle. Le docteur ne croit pas qu’il passera la journée.

« Voilà une nouvelle qui me retourne. Puisse Allah avoir pitié de ton père et lui rendre la santé. S’il meurt, je serai obligé de vendre mon poulet à quelqu’un d’autre aujourd’hui.

« La jeune fille ne dit rien durant quelques instants. Je ne crois pas vraiment qu’elle se souciait du sort de mon poulet. Finalement, elle dit : “Mon père m’a envoyée ici ce matin pour te trouver. Sa conscience le tracasse. Il dit qu’il n’a pas marchandé honnêtement avec toi et désire se racheter avant d’être rappelé dans le sein d’Allah. Il te supplie d’accepter son âne, celui-là même qui, fidèlement, traîne sa charrette depuis plus de dix ans.

« Cette proposition me rendait un rien méfiant. Après tout, je ne connaissais pas cette jeune fille aussi bien que son père. Soyons bien clair, fais-je. Tu veux échanger ton bel âne contre ce poulet ?

« — Oui, dit-elle.

« — Il va falloir que j’y réfléchisse. C’est notre dernier poulet, vois-tu. Je réfléchis et me creuse la cervelle, mais sans rien voir là qui puisse fâcher ma maman. J’étais enfin sûr qu’elle serait satisfaite de l’une de mes affaires. D’accord, fais-je, et je saisis la longe de l’âne. Prends le poulet et dis à ton père que je vais prier pour son rétablissement. Puisse-t-il retrouver dès demain son étal dans le souk, inchallah.

« — Inchallah”, dit la jeune fille et elle baisse pudiquement les yeux. Elle s’éloigne avec le dernier poulet de ma maman et je ne l’ai jamais revue. Je pense pourtant souvent à elle, parce qu’elle est sans doute la seule femme que j’aimerai jamais.

— Ouais, c’est ça, t’as raison », dis-je en riant. Fouad avait le chic pour attirer les truands, le genre qui se trimbale avec un rasoir. On le trouve tous les soirs à La Lanterne rouge, chez Fatima ou chez Nassir. Il est bien le seul à ma connaissance à avoir le culot d’entrer là-bas tout seul. Fouad y passe un temps fou à tomber amoureux et se faire dépouiller.

« Quoi qu’il en soit, poursuit-il, je me mets en route en tramant l’âne quand me revient ce que m’avait dit ma maman. Je tire donc et pousse et lève jusqu’à ce que je sois parvenu à loger l’âne sur mes épaules. Je dois l’admettre, je ne savais pas au juste pourquoi ma maman voulait que je le transporte ainsi quand il pouvait marcher tout seul tout aussi bien que moi. Malgré tout, je n’avais pas envie de la mettre une nouvelle fois en colère.

« Je rentre en titubant, l’âne en travers du dos, et comme je redescendais la colline, je viens à passer devant le mur d’enceinte du superbe palais de cheikh Salman Mubarak. Bon, tu sais que cheikh Salman vit dans cette grande demeure avec sa fille si belle, qui a seize ans et n’a jamais ri depuis le jour de sa naissance. Elle n’a même jamais souri. Elle n’était pas muette, mais pourtant elle ne parlait pas non plus. Personne, pas même son richissime père, ne l’avait plus entendue prononcer un seul mot depuis que l’épouse du cheikh, la mère de la jeune fille, était morte alors qu’elle avait trois ans. Les docteurs disaient que si quelqu’un parvenait à la faire à nouveau rire, elle se remettrait à parler ; ou que si quelqu’un parvenait à la faire parler, elle rirait à nouveau comme tout un chacun. Cheikh Salman avait fait les propositions habituelles de récompense, et offert la main de sa fille, mais les prétendants s’étaient succédé sans succès. Et la belle jeune fille restait perpétuellement assise, maussade, derrière sa fenêtre, à regarder le monde défiler en bas de la maison.

« C’est alors que je viens à passer, portant l’âne sur mon dos. Il devait paraître bien étrange, ainsi retourné sur mes épaules, les quatre fers en l’air. On m’a dit plus tard que la belle fille du cheikh nous fixa, l’âne et moi, durant quelques secondes, puis fut prise d’une crise de fou rire inextinguible. Elle recouvra également la parole, car elle cria de toutes ses forces à son père de venir contempler le spectacle. Le cheikh en fut si reconnaissant qu’il courut sur la route à ma rencontre.

— T’a-t-il donné sa fille ? demanda Indihar.

— Je veux ! dit Fouad.

— Comme c’est romantique, répondit-elle.

— Et en l’épousant, je suis devenu l’homme le plus riche de la cité, juste après le cheikh. Et ma mère fut tout à fait ravie ; ça lui était égal de ne plus avoir de poulets. Elle vint loger avec moi et mon épouse dans le palais du cheikh. »

Je soupirai. « Qu’y a-t-il de vrai dans tout ça, Fouad ?

— Oh, fit-il. J’ai oublié une chose. Il se trouve qu’en fait le cheikh était le marchand de volaille qui se rendait au souk tous les matins. Je ne me souviens plus pour quelle raison. De sorte que la jeune fille voilée était effectivement aussi belle que je l’imaginais. »

Indihar se pencha et saisit la chope de Fouad qui était encore à moitié pleine. Elle la porte à ses lèvres et termina la bière. « Je croyais que le volailler était mourant. »

Fouad plissa le front, réfléchit intensément. « Ouais, enfin, il l’était, tu vois, mais en entendant sa fille rire et l’appeler, il fut miraculeusement guéri.

— Loué soit Allah, Source de bienfaits, dis-je.

— J’ai seulement inventé la partie concernant cheikh Salman et sa belle jeune fille, précisa Fouad.

— Je vois, je vois, dit Indihar. Et toi et ta maman, vous faites vraiment l’élevage de poulets ?

— Oh, bien sûr ! s’empressa-t-il d’affirmer. Mais nous n’en avons plus pour l’instant.

— Parce que tu les as tous échangés ?

— J’ai dit à ma maman qu’on devrait recommencer avec des poulets plus jeunes qui ont encore leurs dents.

— Dieu merci, il faut que j’aille éponger la bière renversée », dit Indihar. Elle retourna derrière son comptoir.

J’éclusai mon fond de Mort blanche. Après le récit de Fouad, il me fallait bien trois ou quatre verres pour me requinquer. « Un autre demi ? » lui demandai-je.

Il se leva. « Non, merci Marîd, mais il faut que je ramasse un peu d’argent. Je veux acheter une chaîne en or pour cette fille.

— Pourquoi ne lui donnes-tu pas une de celles que tu vends aux touristes ? »

Il prit un air horrifié. « Elle m’arracherait les yeux ! » Tout indiquait qu’il avait encore trouvé une dulcinée au sang chaud. « Au fait, le demi-Hadj a dit que je devais te montrer ça. » Il sortit de sa poche un objet qu’il déposa devant moi.

Je le ramassai. C’était lourd, brillant, en acier, et long d’une quinzaine de centimètres. Je n’en avais jamais encore tenu en main, mais je savais de quoi il s’agissait : d’un chargeur vide de pistolet automatique.