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— Euh, ouais. On est tous en train de se poivrer chez Courane. Ça te dit de passer ?

— Je crois bien que c’est ce que je vais faire. J’ai besoin que tu me rendes un service.

— Ah bon ?

— Je t’en causerai plus tard. À dans une demi-heure. Ma’asalaama.

— Allah yisallimak. »

Je raccrochai le téléphone à ma ceinture. J’étais rentré à pied jusque chez Chiriga, et je fus soudain pris de l’envie irrépressible d’entrer voir si Indihar ou l’une des filles n’aurait pas sur elle deux-trois soleils ou triamphés à me refiler. Ce n’était pas une brusque sensation de manque ; c’était une fringale qui n’avait cessé de croître depuis de nombreux jours. Il fallait une sacrée force de caractère pour lutter contre cette envie. Il m’aurait été tellement plus facile d’admettre ma vraie nature et d’y céder. J’aurais pu, si je n’avais pas su que j’aurais plus tard besoin d’avoir la cervelle parfaitement claire.

Je continuai à pied jusqu’à la Cinquième Rue, où je m’arrêtai devant un des spectacles les plus inhabituels qu’il m’ait été donné de voir. Laïla, la vieille sorcière qui tenait la modulerie, se tenait au beau milieu de la rue et criait des insultes à Safiyya, la Femme au Mouton, laquelle se tenait sur le trottoir d’en face et gueulait à tue-tête elle aussi. On aurait dit deux bandits armés dans un holo-show américain, en train de cracher, se montrer les crocs et s’abreuver d’injures. Je vis un groupe de touristes qui remontaient la rue ; ils s’arrêtèrent, regardèrent les deux vieilles, nerveux, puis rebroussèrent chemin vers la porte orientale. J’étais prêt à les imiter. Je n’avais pas envie de me retrouver entre ces deux sorcières. On voyait presque les rayons de la mort jaillir de leurs yeux.

Je n’arrivais pas à saisir ce qu’elles se disaient. Elles avaient la voix éteinte, cassée, et elles ne s’engueulaient peut-être même pas en arabe. Je ne sais pas si la Femme au Mouton avait le crâne amplifié, mais Laïla, en revanche, ne se promenait jamais sans un mamie et une poignée de papies. Pour ce que j’en savais, elle aurait aussi bien pu délirer en étrusque ancien.

Au bout d’un petit moment, elles se lassèrent l’une et l’autre. Safiyya renonça la première et, sur un dernier geste obscène à Laïla, elle redescendit la Rue en direction du boulevard il-Djamil. Laïla la regarda s’éloigner, non sans lui jeter quelques ultimes compliments bien sentis. Puis, sans cesser de marmonner, elle tourna dans la Quatrième Rue. Je la suivis. J’avais comme l’impression que je pourrais me trouver un mamie utile dans sa boutique.

Quand j’y débarquai, Laïla était derrière sa caisse, triant une pile de colis tout en parlant toute seule. À mon entrée, elle leva la tête et sourit. « Marîd, fit-elle tristement, sais-tu à quel point ce peut être mortel d’être l’épouse d’un médecin de campagne ?

— Pour parler franc, Laïla, non, je n’en sais rien. »

Manifestement, elle s’était embroché un nouveau mamie sitôt revenue dans son antre, et maintenant c’était comme si elle n’avait jamais vu l’autre vieille folle.

« Eh bien, fit-elle, l’air matois, en me lançant un sourire torve, si tu savais, tu ne me reprocherais pas d’envisager de prendre un amant.

— Madame Bovary ? » m’enquis-je.

Elle se contenta de me faire un clin d’œil. L’effet était modérément hideux.

Je me mis à fouiner dans ses bacs poussiéreux. Je ne savais pas au juste ce que je cherchais. « Laïla, lançai-je sans me retourner, est-ce que les lettres A.L.M. te disent quelque chose ?

— L’Association des Larves Maboules ? »

En français dans le texte. « C’est quoi encore, ce truc ?

— Tu sais bien. Les mecs comme Fouad.

— Jamais entendu parler.

— Normal, je viens de l’inventer, chéri.

— Hm-hmm. » Je saisis un mamie dont l’emballage m’avait attiré l’œil. C’était une anthologie de personnages romanesques, pour l’essentiel des défenseurs euram du faible et de l’opprimé, même si se glissait dans le lot un antique roi-poète chinois, un demi-dieu bantou et un filou Scandinave. Le seul nom que je reconnus était celui de Mike Hammer. J’avais encore un mamie de Nero Wolfe, bien que la puce qui lui était associée, Archie Goodwin, eût connu une fin horrible sous le talon de Saïed le demi-Hadj.

Je décidai d’acquérir l’anthologie. Je me dis qu’elle m’offrirait une large palette de talents et de personnalités. Je la rapportai à Laïla. « Juste ceci aujourd’hui.

— Il y a une promotion sur…

— Tu me l’emballes, Laïla. » Je lui tendis un billet de dix kiams. Elle prit mon argent, l’air blessé. Je me demandais déjà lequel j’allais m’embrocher pour me rendre au Che-Gay. J’avais toujours Rex, le mamie de mauvais garçon de Saïed. Je décidai de l’utiliser et de prendre le nouveau en réserve.

« Ta monnaie, Marîd. »

Je pris mon paquet, mais laissai la monnaie à la vieille. « T’auras qu’à t’acheter quelque chose de chouette, Laïla. »

Elle sourit à nouveau. « Et tu sais, je compte sur Léon pour m’apporter ce soir quelque surprise romantique.

— Ouais, c’est ça. » Je la quittai, avec cette sensation de malaise que me donnait toujours sa fréquentation.

Je n’avais pas fait trois pas dans la rue quand j’entendis blam ! blam ! blam ! Un éclat de béton vint me taillader la pommette juste sous l’œil droit. Je me jetai dans l’embrasure de la porte du tripot voisin de la boutique de Laïla. Blam ! Blam ! Blam ! J’entendis des briques éclater et vis des panaches de poussière rouge jaillir de l’angle du porche. Je tâchai de me faire le plus petit possible. Blam ! Blam ! Encore deux : quelqu’un venait de vider sur moi le chargeur d’une arme à projectiles de gros calibre.

Personne ne déboula au pas de course. Personne n’était assez curieux pour venir voir si j’allais bien, ou si j’avais éventuellement besoin de soins médicaux. J’attendis en me demandant au bout de combien de temps je ne risquerais rien à passer la tête dehors. Jawarski était-il toujours planqué dans un coin en face, un nouveau chargeur dans son calibre .45 ? Ou bien n’était-ce qu’un simple avertissement ? Nul doute que s’il avait vraiment voulu me tuer, il s’y serait mieux pris.

Au bout de quelques minutes, j’en eus marre d’avoir la trouille et quittai l’abri sûr du porche. J’avoue avoir éprouvé un désagréable frisson de vulnérabilité entre les omoplates alors que je tournais le coin. Je conclus que c’était la façon de Jawarski de m’envoyer une invitation. Je n’avais pas l’intention de la décliner ; je voulais simplement m’y préparer.

Malgré tout, j’avais encore d’autres affaires à régler avant de pouvoir me consacrer entièrement à l’Américain. Je regagnai ma voiture et jetai le mamie neuf sur la banquette arrière où j’avais laissé ma serviette. Roulant tranquille, au ralenti, je traversai le faubourg de Rasmiyya, direction Courane. Arrivé à destination, je garai la voiture dans la ruelle et sortis de ma serviette le mamie de Saïed. Je le considérai pensivement quelques instants, puis l’enfichai, accompagné des papies qui bloquaient douleur et fatigue. Puis je descendis de voiture et pénétrai dans la pénombre du bar de Courane.

« Monsieur Audran ! » dit l’expatrié en s’avançant vers moi, les deux mains tendues. « Vos amis m’ont prévenu de votre arrivée. Ça fait plaisir de vous revoir.

— Ouais », dis-je. De l’entrée, j’apercevais le demi-Hadj, Mahmoud et Jacques attablés près du fond.

Courane me suivit, parlant à voix basse. « N’est-ce pas terrible, ce qui est arrivé à ce pauvre agent Shaknahyi ? »