Ma lèvre se retroussa. « Tu veux dire que tu as arrangé ma mort pour une conne raison de jalousie ?
— J’ai jamais voulu en arriver là. »
Je sortis de ma poche le chargeur vide et le lui brandis sous le nez. « Il y a pas une heure, Jawarski a vidé sur moi le même, en plein jour, dans la Quatrième Rue. »
Saïed se massa les paupières en marmonnant quelque chose. « Je pensais pas que ça se produirait, dit-il dans un souffle.
— Et qu’est-ce que tu pensais qu’il arriverait, hein ?
— Je croyais qu’Abou Adil me traiterait comme Papa te traitait, toi. »
Je le contemplai, ahuri. « Tu t’es réellement vendu à Abou Adil, n’est-ce pas ? Je croyais que tu lui avais simplement parlé de ma mère. Mais t’es un de ses instruments, exact ?
— Je t’ai dit que je le regrettais, fit-il d’une voix angoissée. Je suis prêt à me racheter.
— Merde, un peu, que tu vas te racheter. » Je lui tendis le paralyseur. « Prends donc ça. On va entrer là-dedans et on va trouver Jawarski. »
Le demi-Hadj hésita à prendre l’arme. « J’aimerais mieux avoir Rex, observa-t-il tristement.
— Non, j’ai pas confiance en toi. Je le garde. » Je sortis de la voiture et attendis Saïed. « Range ton arme. Et garde-la planquée sauf si t’en as besoin. Bon, est-ce qu’il y a un mot de passe ou je ne sais quoi ?
— Non, faut juste que tu te souviennes que là-dedans personne aime trop les étrangers.
— Hon-hon. Bon, alors viens. » Je le précédai. Le bar était bondé, bruyant ; la clientèle était exclusivement composée d’hommes, la plupart vêtus de ce que je supposais être l’uniforme gris de cette milice d’extrême droite, l’Armée des Citoyens. La salle était plongée dans la pénombre et il n’y avait pas de musique : ce n’était pas le genre de l’établissement. Celui-ci était plutôt un lieu de réunion pour le genre de types qui aiment bien se déguiser en petits soldats et jouer à défiler dans les rues, mais sans se faire tirer dessus pour de bon. Ce à quoi me faisaient penser ces guignols, c’était aux S.A. d’Hitler, dont les attributs principaux étaient la perversion et la brutalité gratuite.
Suivi de Saïed, je me frayai un passage dans la cohue jusqu’au comptoir. « Ouais ? » dit le barman renfrogné.
Je dus crier pour me faire entendre. « Deux bières. » Ça ne paraissait pas le lieu pour commander des mixtures fantaisistes.
« Ça marche.
— Et on cherche un mec. »
Le barman quitta son robinet des yeux. « Vous le trouverez pas ici.
— Ah ouais ? » Il déposa les demis devant nous et je le réglai. « Un Américain, il se pourrait qu’il soit encore en train de se remettre…»
Le barman ramassa mon billet de dix kiams. Sans rendre de monnaie. « Écoute, chef, je réponds pas aux questions, je sers de la bière. Si un quelconque Américain se pointait ici, ces mecs-là le mettraient probablement en pièces. »
Je bus une gorgée de bière glacée et parcourus la salle du regard. Peut-être que Jawarski n’avait pas mis les pieds dans ce bar. Peut-être qu’il se planquait quelque part dans les étages, ou dans un immeuble voisin. « D’accord, fis-je, en me retournant vers le barman, il est jamais venu ici. Mais t’aurais pas vu d’Américains dans le quartier ces derniers temps ?
— Tu m’as pas entendu ? Pas de questions. »
Le moment était venu d’exhiber mon arme de persuasion. Je sortis de ma poche un billet de cent kiams et le lui agitai sous le nez. Inutile d’ajouter un commentaire.
Il me regarda dans les yeux. À l’évidence, il était déchiré par l’indécision. Finalement, il lâcha : « File-moi la monnaie. »
Je lui adressai un sourire crispé. « Regarde-la encore un peu. Peut-être que ça t’améliorera la mémoire.
— Arrête quand même de l’agiter comme un drapeau, chef, ou tu vas nous faire mal voir. » Je plaquai le billet sur le comptoir et le recouvris du plat de la main. J’attendis. Le barman s’éloigna quelques instants. Quand il revint, il fit glisser vers moi un bout de carton déchiré.
Je le ramassai. Dessus, il y avait une adresse. Je passai le carton à Saïed. « Tu sais où c’est ?
— Ouais, répondit-il, l’air pas réjoui, c’est à deux pâtés de maisons de chez Abou Adil.
— Ça me paraît coller. » Je tendis les cent kiams au loufiat qui les escamota vite fait. Je sortis mon électrostatique et le lui montrai. « Si jamais tu m’as entubé, je reviens et je t’offre une démonstration. Pigé ?
— Il est là-bas, dit le barman. Tirez-vous d’ici et revenez plus. »
Je rangeai l’arme et jouai des coudes pour regagner la porte. Quand nous fûmes de nouveau sur le trottoir, je me tournai vers le demi-Hadj. « Alors, tu vois ? C’était pas si difficile. »
Il me lança un regard désespéré. « Tu veux que je t’accompagne chez Jawarski, hein ? »
Je haussai les épaules. « Non, répondis-je. J’ai déjà payé quelqu’un d’autre pour le faire. J’ai pas envie d’approcher ce mec si je peux l’éviter. »
Saïed était furieux. « Tu veux dire que tu m’as fourré dans tout ce pétrin, traîné dans ce truc sordide et tout ça pour rien ? »
J’ouvris la portière. « Hé, mais c’était pas pour rien, dis-je en souriant. Allah admettra volontiers que c’était bon pour ton âme. »
16.
La berline westphalienne s’éloignait d’Hâmidiyya en direction du nord. J’avais connecté mon papie d’anglais et je parlais au téléphone avec Morgan. « Je l’ai retrouvé, lui annonçai-je.
— Super, mec. » L’Américain avait l’air désappointé. « Ça signifie que je ne touche pas le reste du fric ?
— Je vais te dire ce qu’on va faire. Je te file les cinq cents autres kiams si t’arrives à me bloquer Jawarski quelques heures. T’as une arme ?
— Ouais. Tu veux que je m’en serve ? »
L’idée était tentante. « Non. Je veux simplement que tu l’aies à l’œil. Je lui lus l’adresse du bout de carton. Ne le laisse pas s’échapper. Retiens-le jusqu’à ce que j’arrive.
— Vu, mec, dit Morgan, mais prends pas toute la journée. Ça me passionne pas trop de traîner en compagnie d’un mec qu’a déjà refroidi vingt personnes.
— Je compte sur toi. Je te recontacte plus tard. » Je raccrochai.
« Qu’est-ce que tu vas faire ? » demanda Saïed.
Je n’avais pas envie de le lui dire parce que, malgré sa confession spontanée et ses excuses, je n’avais toujours pas confiance en lui. « Je te ramène chez Courane. Ou t’aimes mieux que je te dépose quelque part dans le Boudayin ?
— Je peux pas t’accompagner ? »
Je ris froidement. « Je m’en vais rendre visite à ton employeur préféré, Abou Adil. T’es toujours en bons termes avec lui ?
— Je sais pas, dit le demi-Hadj, nerveux. Mais je ferais peut-être mieux de retourner chez Courane. Je viens de penser que j’ai un truc à dire à Jacques et Mahmoud.
— Tu m’étonnes.
— De toute façon, j’ai plus vraiment besoin de me retrouver nez à nez avec ce salaud d’Umar. » Saïed prononça « Himmar », en changeant légèrement la voyelle et en l’accompagnant d’une aspiration. C’était un jeu de mot en arabe : Himmar signifie âne et les Arabes considèrent l’animal comme un des plus répugnants qui soient au monde. C’était une manière habile d’insulter Umar et, lorsqu’il portait Rex, le demi-Hadj l’avait peut-être même dit ouvertement à Abdoul-Qawy. Qui sait d’ailleurs si ce n’était pas une des raisons de sa baisse de popularité du côté d’Hâmidiyya ?