Je sentis la fureur croître en moi. « Où le range-t-il, ce dossier, Kmuzu ? Je m’en vais le lui enfoncer dans la gorge ! »
Kmuzu leva la main. « Rappelez-vous, yaa sidi, que cheikh Reda n’est pas tout seul dans cette terrible entreprise. Il coopère avec notre maître. Ils partagent l’information, comme ils partagent les vies de leurs associés. Le cœur d’un des mignons de cheikh Reda pourra être implanté dans la poitrine du lieutenant de Friedlander bey. Les deux hommes sont de grands rivaux, mais en l’occurrence ce sont des partenaires cordiaux.
— Depuis combien de temps dure ce manège ?
— Des années. Les deux cheikhs l’ont instauré pour s’assurer personnellement de ne jamais risquer de mourir par manque d’organes compatibles. »
J’écrasai le poing sur le bureau. « Voilà donc comment ils ont réussi à se traîner jusqu’à cet âge canonique ! Ce sont deux putains de fossiles !
— Et ils sont fous, yaa sidi, ajouta Kmuzu.
— Tu ne m’as toujours pas dit où trouver ce dossier Phénix. Où est-il ? »
Kmuzu hocha la tête. « Je n’en sais rien. Cheikh Reda le tient caché. »
Bon, me dis-je, de toute façon, j’avais prévu d’aller faire une virée dans le secteur cet après-midi. « Merci, Kmuzu. Tu m’as rendu un fier service.
— Yaa sidi, vous n’allez pas attaquer cheikh Reda avec cette histoire, n’est-ce pas ? » Il semblait très agité.
« Non, bien sûr que non. Je suis trop malin pour braquer les deux vieux simultanément. Toi, continue tranquillement de bosser sur nos soupes populaires. Je crois qu’il est temps que la maison de Friedlander bey commence à restituer quelque chose aux pauvres.
— Voilà qui est bien. »
Je laissai Kmuzu travailler sur le terminal. Je sortis reprendre la voiture, tout en révisant mon emploi du temps de la journée, en fonction de la bombe qui venait de me sauter devant les pieds. Je fonçai vers le Boudayin, garai la berline et remontai à pied la Rue vers la boîte de Chiri.
Mon téléphone sonna. « Marhaba, répondis-je.
— C’est moi, mec, Morgan. » Une chance : je portais encore le papie d’anglais. « Jawarski est bien ici, pas de problème. Il est terré dans une piaule cradingue, un vrai taudis. Je suis en planque dans la cage d’escalier, l’œil sur sa porte. Tu veux que je lui tombe sur le paletot ?
— Non, assure-toi simplement qu’il ne se barre pas. Je veux être sûr qu’il sera là quand je passerai tout à l’heure. Par contre, s’il essaie d’aller quelque part, coince-le. Sers-toi de ton arme pour le repousser dans l’appartement. Débrouille-toi comme tu voudras mais garde-le-moi au chaud.
— Tinquiète, mec. Mais grouille quand même. C’est pas aussi drôle que je l’aurais cru. »
Je raccrochai le téléphone à ma ceinture et entrai dans le club. La boîte était sacrément bondée pour une fin d’après-midi. Une nouvelle fille, une Noire nommée Mouna, était sur scène. Je me rappelai soudain que Mouna avait été le nom de la poule préférée de Fouad dans son interminable récit. Ça voulait sans doute dire qu’il adorait cette fille – et ça voulait dire également qu’elle était synonyme d’emmerdes. Il allait falloir que je garde l’œil ouvert.
Les autres filles étaient assises avec les clients et l’amour fleurissait tout le long du comptoir. C’était bigrement réconfortant.
J’allai me poster à ma place habituelle et attendis qu’Indihar se radine. « Une Mort blanche ? me demanda-t-elle.
— Non, pas tout de suite. T’as réfléchi à notre petite discussion ?
— À mon installation dans le petit cottage de Friedlander bey ? Si c’était pas pour les gosses, j’y aurais même pas songé. Je veux rien lui devoir, à ce type. J’ai pas envie de devenir une des souris à Papa. »
J’avais eu la même attitude, il n’y a pas si longtemps, et maintenant que j’avais appris la signification du dossier Phénix, je savais que j’avais davantage de raisons encore de me méfier de lui. « De ce côté-là, t’as pas tort, Indihar, mais je te promets que ça n’arrivera pas. Ce n’est pas Papa qui fait ça pour toi ; c’est moi.
— Y a une différence ?
— Oui. Une grosse. Bon, ta réponse ? »
Elle soupira. « D’accord, Marîd, mais c’est pas non plus pour devenir une de tes souris. Tu vois ce que je veux dire ?
— Tu vas pas coucher avec moi. Tu me l’as déjà dit. »
Indihar hocha la tête. « C’est pour bien que tu comprennes. Je porte le deuil de mon mari. Et le deuil peut être définitif.
— Prends tout ton temps. Il te reste encore pas mal d’années à vivre, chou, remarquai-je. Un jour, tu trouveras bien quelqu’un d’autre.
— Je veux même pas y songer. »
Il était grand temps de changer de sujet. « Tu peux commencer à déménager quand tu veux, mais termine d’abord ton service chez moi. Va falloir que je me trouve une nouvelle barmaid de jour. »
Indihar regarda à gauche et à droite puis se pencha vers moi : « Si j’étais toi, fit-elle à voix basse, j’engagerais quelqu’un de l’extérieur. Je me fierais à aucune de ces filles pour gérer c’te boîte. Elles te tondraient jusqu’à l’os, surtout cette Brandi. Et Pualani est même pas assez futée pour poser le sous-verre d’abord, et le verre ensuite.
— À ton avis, qu’est-ce que je devrais faire ? »
Elle se mâchonna la lèvre un moment. « Je débaucherais Dalia de chez Frenchy Benoît. Voilà ce que je ferais. Ou Heidi, du Palmier d’argent.
— Peut-être… Appelle-moi si t’as besoin de quelque chose. » Encore un nouveau souci. Mais pour l’heure, mes pensées étaient centrées avant tout sur le quartier miteux à la lisière ouest de la ville. Je ressortis, à pied, au soleil de la fin d’après-midi. Il avait plu un peu et une bonne odeur humide montait des trottoirs surchauffés.
Quelques minutes plus tard, j’étais de retour dans la modulerie de la Quatrième Rue. Deux visites chez Laïla dans la même journée, c’était plus qu’il n’en fallait pour un seul homme. Je l’entendis en entrant discuter module avec un client. Le type avait besoin d’un truc lui permettant de faire de l’armadontie. C’est l’art de la conversion des dents humaines en armes évoluées. Laïla était toujours Emma : Madame Bovary, dentiste du futur.
Quand le client fut reparti – oui, Laïla lui avait trouvé exactement ce qu’il cherchait – j’essayai de lui dire ce que je voulais sans entamer la conversation. « T’aurais pas un mamie d’Enfer à la carte, par hasard ? » demandai-je.
Elle avait déjà ouvert la bouche pour me saluer de quelque sentence flaubertienne de seconde main mais ma question la choqua : « Tu veux pas un truc pareil, Marîd, dit-elle de sa voix geignarde.
— C’est pas pour moi. C’est pour un ami.
— Pas un de tes amis n’est branché là-dessus. »
Je me retins de lui sauter à la gorge. « C’est pas pour un ami, alors, c’est pour un putain de salopard d’ennemi. »
Sourire de Laïla. « Alors, tu veux quelque chose de vraiment méchant, pas vrai ?
— C’que t’as de pire. »
Elle jaillit de derrière son comptoir pour se diriger vers une porte cadenassée donnant sur l’arrière-boutique. « Je garde pas en exposition ce genre d’article », expliqua-t-elle en cherchant les clés dans sa poche. En fait, elles étaient pendues à son cou, accrochées à un long collier de plastique vert. « J’vends pas de mamies d’Enfer à la carte aux gamins.
— T’as les clés autour du cou.