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— Oh, merci, chou. » Elle déverrouilla la porte et se retourna pour me regarder. « J’reviens tout de suite. » Elle s’éclipsa une minute ou deux et reparut avec une petite boîte en carton marron.

La boîte contenait trois mamies, trois boîtiers anonymes et gris, sans marque de fabrique : des modules de contrebande, dangereux à porter. Les modules commercialisés normalement étaient enregistrés ou programmés avec soin, nettoyés de tout signal parasite. Porter un mamie de contrebande, c’était jouer à la roulette russe. Parfois, il s’agissait de versions « brutes » et c’est en les débranchant qu’on s’apercevait qu’ils avaient causé de graves dégâts cérébraux.

Laïla avait collé des étiquettes manuscrites sur les mamies que contenait la boîte. « Qu’est-ce que tu dirais d’un granulome infectieux ? »

Je réfléchis quelques instants mais estimai que c’était trop proche de ce qu’avait porté Abou Adil lors de ma première visite. « Non.

— D’accord, dit Laïla en tripotant les mamies de son long doigt crochu. Et une cholécystite ?

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Pas la moindre idée.

— C’est quoi, le troisième ? »

Laïla le sortit pour lire l’étiquette. « Syndrome D. »

J’eus un frisson. J’en avais entendu parler. C’était une sorte de dégénérescence nerveuse épouvantable, une saloperie causée par des virus lents. Le patient souffre d’abord de trous de mémoire, à long et à court terme. Puis les virus continuent de boulotter le système nerveux jusqu’à ce que la victime s’effondre, hébétée et stupide, clouée au lit par une douloureuse agonie. Finalement, au dernier stade du mal, le patient meurt quand son organisme oublie comment respirer ou faire battre le cœur. « Combien pour celui-ci ?

— Cinquante kiams », annonça Laïla. Elle leva lentement la tête pour me regarder dans les yeux avec un grand sourire. Les quelques dents qui lui restaient n’étaient que chicots noircis et le résultat s’avérait d’une horreur parfaitement grotesque. « Ya un supplément pasque c’est un article difficile à obtenir.

— Bon, d’accord. » Je la réglai et fourrai le mamie du syndrome D dans ma poche. Puis j’entrepris de m’extraire de sa boutique.

« Tu sais, fit-elle en plaquant sa main griffue sur mon bras, mon amant m’emmène à l’opéra ce soir. Toute la ville de Rouen nous verra ensemble ! »

Je me dégageai et me hâtai de passer la porte. « Au nom de Dieu, le Miséricordieux plein de miséricorde », marmonnai-je.

Durant le long trajet jusqu’au domaine d’Abou Adil, je récapitulai les récents événements. Si Kmuzu avait raison, alors c’était le fils d’Umm Saad qui avait mis le feu. Je n’avais pas l’impression que le jeune Saad ait agi de sa propre initiative. Pourtant, Umar m’avait assuré que ni lui ni Abou Adil n’employaient encore Umm Saad. Il m’avait d’ailleurs froidement invité à me débarrasser d’elle si je la trouvais trop irritante. Alors, si Umm Saad ne tenait pas ses ordres directement d’Abou Adil, pourquoi avait-elle décidé soudain de prendre elle-même les choses en main ?

Et Jawarski. Avait-il décidé de me prendre pour cible parce que ma tête ne lui revenait pas ou parce qu’Hadjar avait glissé à Abou Adil que j’étais en train de fureter du côté du dossier Phénix ? Ou bien existait-il d’autres connexions, plus sinistres encore, et que je n’avais pas découvertes ? À ce compte, je n’osais plus me fier à Saïed ou même à Kmuzu. Morgan était le seul individu à bénéficier encore de ma confiance et je devais admettre que je n’avais pas vraiment de raison valable de me fier plus à lui. C’est simplement qu’il me rappelait comment j’étais dans le temps, avant que je ne m’attelle à changer de l’intérieur un système corrompu.

C’était, soit dit en passant, la dernière justification que j’avais trouvée à la vie facile que je menais. Je suppose que l’amère vérité était que je n’avais pas le courage d’affronter l’ire de Friedlander bey, ni le cœur de cracher sur son fric. Je me consolais en me disant que je mettais à profit ma situation au comble du déshonneur pour venir en aide aux moins fortunés. Mais cela ne faisait pas vraiment taire mes scrupules de conscience.

À mesure que je roulais, ces sentiments d’isolement et de culpabilité finirent par friser le désespoir, et c’est là sans doute qu’il faut chercher l’origine de l’erreur tactique qui devait suivre. Peut-être que j’aurais dû quand même avoir plus confiance en Saïed ou Kmuzu. J’aurais tout du moins pu me faire accompagner de l’un des Rocs parlants. Au lieu de cela, je comptais sur ma seule habileté pour me sortir d’une confrontation avec Abou Adil. Après tout, j’avais deux plans bien distincts : primo, je pensais pouvoir l’acheter avec le mamie du syndrome D ; et secundo, s’il ne se laissait pas amadouer, ma position de repli consistait à lui asséner en pleine tronche l’ensemble de ce que j’avais appris sur lui.

Bon, enfin, sur le coup, ça paraissait une super-idée.

Le garde à sa porte me reconnut et me laissa passer même si Kamal, le majordome, s’enquit de la raison de ma visite. « J’ai apporté un cadeau pour cheikh Reda, lui dis-je. Et il est urgent que je lui parle. »

Il refusa de me laisser quitter l’antichambre. « Attendez ici, me dit-il avec un rictus. Je vais voir si cela est permis.

— Mieux vaudrait éviter la voix passive », remarquai-je. Il ne saisit pas l’allusion.

Il fila donc jusqu’au bureau d’Abou Adil et revint par le même chemin, arborant le même air méprisant. « Je dois vous conduire auprès de mon maître », annonça-t-il. À le voir, on aurait dit que ça lui brisait le cœur.

Il me conduisit dans l’un des bureaux d’Abou Adil, pas le même que j’avais vu lors de ma première visite avec Shaknahyi. Une odeur sucrée, d’encens peut-être, emplissait l’air. Il y avait aux murs des reproductions encadrées de chefs-d’œuvre de l’art européen et j’entendais un enregistrement d’Oum Khalsoum passer en sourdine.

Le maître de céans était installé dans un fauteuil confortable, une somptueuse couverture brodée lui recouvrait les jambes. Sa tête avait roulé contre le dossier du siège et ses yeux étaient fermés. Ses mains reposaient à plat sur ses genoux et elles tremblaient.

Umar Abdoul-Qawy était là, évidemment, et il ne semblait pas ravi de me voir. Il me salua d’un signe de tête et porta un doigt à ses lèvres. Je supposai que c’était pour m’indiquer de ne rien trahir de notre conversation précédente sur ses plans visant à renverser Abou Adil et diriger l’empire du vieux cheikh à sa place. Mais ce n’était pas la raison de ma visite. J’avais des soucis plus importants que les luttes de pouvoir débiles de ce pauvre Umar.

« J’ai l’honneur de souhaiter au cheikh Reda un bon après-midi.

— Qu’Allah vous rende l’après-midi prospère », répondit Umar.

On verra bien, me dis-je. « Je prie le noble cheikh d’accepter ce modeste présent de ma part. »

Umar fit un petit geste, l’imperceptible mouvement de main d’un roi pour ordonner à un paysan d’approcher. J’avais envie de lui enfoncer le mamie dans la gorge, à ce gros lard. « Qu’est-ce ? » demanda-t-il.

Je ne dis rien. Je le lui donnai, sans un mot. Umar le retourna dans sa main à plusieurs reprises. Puis il me regarda. « Vous êtes plus adroit que je ne l’estimais, reconnut-il. Mon maître sera très content.

— J’espère qu’il ne possède pas déjà ce module.

— Non, non. » Il le déposa sur les genoux d’Abou Adil mais le vieillard ne fit même pas mine de l’examiner. Umar m’étudia, songeur. « Je vous offrirais bien quelque chose en échange, bien que je sois certain que vous aurez la courtoisie de refuser.

— Essaie toujours, j’aimerais avoir un minimum d’information. »