Umar fronça les sourcils. « Vos manières…
— Sont impossibles, je sais, mais que puis-je dire ? Je ne suis qu’un ignorant de bouffeur de fayots maghrébin. Cela dit, il semblerait que j’ai découvert tout un tas d’informations compromettantes sur ton compte et celui de cheikh Reda – et sur celui de Friedlander bey, également, pour être honnête. Je veux parler de votre satané dossier Phénix. » J’attendis pour voir sa réaction.
Elle ne fut pas longue à venir. « J’ai bien peur, monsieur Audran, de ne pas savoir de quoi vous voulez parler. J’ai l’impression que votre maître s’est engagé dans des activités hautement illégales et cherche à présent à en attribuer la responsabilité à…
— Taisez-vous. » Umar et moi nous tournâmes vers Reda Abou Adil qui venait d’éjecter le mamie d’Enfer à la carte qu’il portait jusqu’ici. Umar était tout secoué. C’était la première fois que son maître jugeait bon de participer à une conversation. Il semblait que l’homme n’était pas un simple pantin impuissant et sénile. Une fois déconnecté le mamie de cancer, les traits du visage s’étaient raffermis, les yeux avaient acquis un vif éclat d’intelligence.
Abou Adil rejeta la couverture et quitta son siège. « Friedlander bey ne t’a-t-il rien dit du dossier Phénix ?
— Non, ô cheikh, répondis-je. Je n’en ai eu connaissance qu’aujourd’hui. Il m’avait caché la chose.
— Mais tu t’es occupé d’affaires qui ne te regardent pas. » Sa vigueur me terrifiait. Jamais Umar n’avait fait preuve d’une telle passion, d’une telle force de volonté. C’était comme si je voyais devant moi la baraka de cheikh Reda, une forme de magie personnelle différente de celle de Papa. Le mamie d’Abou Adil porté par Umar ne révélait aucunement la profondeur du personnage. Je suppose qu’aucun dispositif électronique ne pouvait espérer capturer la nature de la baraka. Voilà qui faisait justice des affirmations d’Umar à se prétendre, avec ce mamie, l’égal de son maître. Ce n’était que de l’auto-illusion.
« Je crois bien au contraire qu’elles me concernent, rétorquai-je. Mon nom n’est-il pas dans ce fichier ?
— Oui, j’en suis certain, dit Abou Adil. Mais tu es placé assez haut sur la liste pour n’en tirer que des profits.
— Je pense surtout à mes amis qui n’ont pas cette chance. »
Umar eut un rire sans humour. « Tu montres à nouveau ta faiblesse, remarqua-t-il. Voilà que ton cœur saigne pour la glaise collée à tes pieds.
— Tout soleil a son crépuscule, lui dis-je. Qui sait, un jour peut-être, tu te retrouveras en chute libre dans le classement du dossier Phénix. Et ce jour-là, tu regretteras d’en avoir entendu parler.
— Ô maître, fit Umar avec colère, n’en as-tu pas entendu assez ? »
Abou Adil leva une main lasse. « Oui, Umar. Je n’ai pas grande estime pour Friedlander bey, et encore moins pour ses créatures. Emmène-le au studio. »
Umar vint vers moi, un lance-aiguilles dans la main, et je reculai. J’ignorais ce qu’il avait derrière la tête mais ce ne devait pas être agréable. « Par ici », intima-t-il. Vu les circonstances, j’obtempérai.
Nous quittâmes le bureau et enfilâmes un couloir voisin avant de grimper un escalier menant à l’étage. Là aussi, régnait toujours cette même atmosphère de paix. La lumière était filtrée par les treillis de bois posés derrière les hautes fenêtres, et les bruits étaient assourdis par d’épais tapis. Je savais pourtant que cette sérénité était illusoire. Et que je ne tarderais pas à découvrir la vraie nature du maître des lieux.
« Entre », dit-il en ouvrant une lourde porte métallique. Sur son visage se lisait une étrange expression d’impatience qui ne me disait rien qui vaille.
Je passai devant lui et pénétrai dans une vaste pièce insonorisée. Il y avait un lit, une chaise et une desserte chargée de matériel électronique. Le mur opposé était entièrement vitré, et on apercevait derrière une petite cabine technique avec des rangées de cadrans, d’écrans et de boutons. Je savais ce que c’était. Reda Abou Adil avait installé chez lui son propre studio d’enregistrement de modules mimétiques. Le rêve ultime de tout passionné d’électronique.
« Donne-moi ton arme », dit Abou Adil.
Umar passa le lance-aiguilles à son maître puis quitta la pièce insonorisée. « Je suppose que tu désires m’ajouter à ta collection, dis-je. Je ne vois pas pourquoi. Mes brûlures au second degré n’ont rien de si folichon. » Abou Adil se contenta de me dévisager avec ce même sourire figé. Il me donnait la chair de poule.
Quelques instants après, Umar était de retour. Il avait une longue et mince barre métallique, une paire de menottes et une corde terminée par un crochet. « Ô, seigneur », laissai-je échapper. Je commençais à me sentir mal. Je redoutais franchement qu’ils n’aient pas uniquement envie d’enregistrer cela.
« Tiens-toi droit », dit Umar en me tournant autour. Il étendit la main et me retira les mamies et papies que je portais. « Et quoi que tu fasses, ne penche pas la tête. C’est pour ton bien.
— Merci de ta sollicitude. J’apprécie beaucoup…» Umar éleva la barre de métal et me l’abattit sur la clavicule droite. Je sentis une douleur fulgurante et laissai échapper un cri. Il me frappa de l’autre côté, sur l’autre clavicule. J’entendis le bruit sec de l’os qui se brisait et tombai à genoux.
« Cela va peut-être faire un peu mal », dit Abou Adil de la voix d’un bon vieux docteur.
Umar se mit à me tabasser le dos avec sa canne métallique, une fois, deux fois, trois fois. Je hurlai. Il me frappa encore, à plusieurs reprises. « Essaie de te lever, ordonna-t-il.
— Vous êtes fous…
— Si tu te lèves pas, c’est sur ta figure que je tape…»
Je me levai tant bien que mal. Mon bras gauche pendait, inutile. J’avais le dos en sang. Je me rendis compte que je respirais à petits sanglots haletants.
Umar prit le temps de me tourner autour, jaugeant mon état. « Ses jambes, dit Abou Adil.
— Oui, ô cheikh. » Le fils de pute me frappa en travers des cuisses et je m’effondrai à nouveau. « Debout, gronda Umar. Allons, debout ! »
Il me frappa à terre, sur les cuisses, les mollets, jusqu’à ce que mes jambes aussi soient couvertes de sang. « Je t’aurai, dis-je d’une voix rauque de souffrance. Par le saint Prophète, je jure que je t’aurai…»
La correction se poursuivit un long moment jusqu’à ce qu’Umar m’ait lentement et minutieusement frappé toutes les parties du corps, sauf la tête. Abou Adil lui avait ordonné de m’épargner le crâne car il voulait que rien ne vienne entraver la qualité de l’enregistrement. Quand le vieillard eut estimé que j’avais eu ma dose, il dit à Umar d’arrêter. « Connecte-le. »
Je levai la tête et regardai. C’était presque comme si j’étais un autre, très loin. Mes muscles tressaillaient, pris de spasmes angoissés et mes blessures envoyaient des signaux de douleur aiguë dans toutes les parties de mon organisme. Pourtant, cette douleur était devenue une barrière entre mon esprit et ma chair. Je savais que je souffrais terriblement, mais j’avais pris une telle correction que mon corps était en état de choc. Marmonnant, j’implorais et maudissais à la fois mes deux geôliers, les menaçant et les suppliant de me rendre le papie qui bloquait la douleur.
Umar se contenta de rire. Il alla à la desserte et fit une manipulation quelconque. Puis il revint vers moi en traînant un gros câble terminé par un connecteur chromé. Il ressemblait beaucoup à celui que l’on utilisait pour les parties de Transpex. Umar s’agenouilla près de moi et me le présenta. « Je vais te le connecter. Il va nous permettre d’enregistrer exactement tout ce que tu ressens. »