Nous prîmes une ruelle étroite encombrée de détritus et débouchâmes à l’arrière de l’immeuble que nous cherchions. « Shaknahyi avait l’impression de s’être fait piéger, expliquai-je. Il soupçonnait Jawarski de travailler pour Hadjar.
— Je croyais qu’il travaillait pour cheikh Reda. »
Je haussai les épaules. Sans le papie anesthésiant, le mouvement m’aurait arraché un cri de douleur. « Tous les gens qu’on connaît bouffent à plusieurs râteliers. Pourquoi Jawarski ferait-il exception à la règle ?
— Y a pas de raison, effectivement, admit le demi-Hadj. Bon, tu veux que je vienne avec toi ?
— Non, merci Saïed. Je veux que tu restes ici à garder cette porte de service. Moi, je vais monter et parler à Morgan. Je veux être seul avec Jawarski. Je vais renvoyer Morgan en bas surveiller le devant de l’immeuble. »
Saïed parut inquiet. « Je ne crois pas que ce soit malin, Maghrebi. Jawarski est un type rusé et ça ne le gêne pas de tuer les gens. Tu n’es pas en état de te battre avec lui.
— J’en aurai pas besoin. » Je pris Rex et me l’enfichai. Puis je sortis l’électrostatique de ma poche.
« Eh bien, qu’est-ce que tu comptes faire ? Si de toute manière Hadjar laisse Jawarski repartir tranquillement…
— J’aurai la tête d’Hadjar. » J’étais bien décidé à ne pas laisser Jawarski échapper à la justice. « Je préviendrai le capitaine et le directeur de la police, j’alerterai les médias. Ils ne peuvent quand même pas tous être achetés.
— Je ne vois pas ce qui s’y opposerait, dit le demi-Hadj. Mais tu as sans doute raison. Rappelle-toi, on sera juste en dessous si tu as besoin d’aide. Ce coup-ci, Jawarski ne nous échappera pas. »
Je lui souris. « Je veux, mon neveu. » Je lui passai devant et pénétrai dans l’immeuble. J’étais dans un hall sombre et frais qui donnait sur un escalier. Il régnait l’odeur habituelle de rance et de moisi propre aux bâtisses abandonnées. Mes pieds éparpillaient les ordures qui jonchaient les marches jusqu’au troisième. J’appelai : « Morgan ? » Il avait sans doute une arme dans les mains et je n’avais pas envie de le surprendre. « C’est toi, mec ? Sûr que t’as pris ton temps pour venir. » J’arrivai au palier où il s’était assis. « Désolé, mais j’ai eu quelques petits ennuis. »
Ses yeux s’agrandirent quand il vit mon état lamentable. « On dirait que t’as largement eu ta dose pour la journée, mec.
— J’tiens le coup, Morgan. » Je sortis cinq cents kiams de mon jean et lui réglai le reste de ce que je lui devais. « Et maintenant, descends faire le guet à l’entrée sur la rue. J’appellerai si j’ai besoin d’aide. »
L’Américain blond commença à descendre. « Si t’as besoin d’aide, observa-t-il, dubitatif, y sera déjà trop tard quand t’appelleras. »
Le papie bloquait toute douleur, et Rex me faisait croire de taille à affronter n’importe quel défi venant de Jawarski. Je vérifiai la charge de mon électrostatique, puis frappai à la porte de l’appartement. « Jawarski, lançai-je, c’est Marîd Audran. Jirji Shaknahyi était mon partenaire. Je viens t’arrêter pour son meurtre. »
Je n’eus pas longtemps à attendre. Jawarski ouvrit la porte, hilare. Il avait à la main un pistolet automatique noir, calibre .45. « Un vrai con de fils de pute, voilà c’que t’es, pas vrai ? » Il s’effaça pour me laisser passer.
Je pris soin de bien lui faire voir mon arme, mais il était si sûr de lui qu’il ne parut pas le moins du monde inquiet. Je m’assis sur un divan défoncé face à la porte. Jawarski, lui, se laissa tomber dans un fauteuil tapissé d’un tissu à fleurs couvert de taches de sang. Sa jeunesse me frappa. J’étais surpris de découvrir qu’il était d’au moins cinq ans mon cadet.
« Est-ce que tu connais par hasard le sort que la loi islamique réserve aux meurtriers ? » demandai-je. Nous nous tenions mutuellement en respect avec nos armes, mais Jawarski semblait presque nonchalant.
« Nân, mais ça fait guère de différence, répondit-il. J’m’en fous de mourir. » Jawarski avait une façon bizarre de parler du coin des lèvres, comme s’il trouvait que ça lui donnait l’air dur et farouche. Il avait manifestement de sérieux problèmes psychologiques, mais il risquait de ne pas vivre assez longtemps pour avoir le temps de les résoudre. « Alors, qui t’a dit que j’étais ici ? J’ai toujours dégommé les fouille-merde. Dis-moi qui c’était, que je puisse refroidir ce salaud.
— T’auras pas l’occasion, mec. Tu peux pas acheter toute la ville.
— Bon, perdons pas de temps, fit-il, cherchant à me désarçonner. Je suis censé récupérer mon fric et décoller d’ici dès ce soir. » Mon pistolet statique ne semblait pas du tout l’intimider.
Il fixait quelque chose sur ma droite. Je laissai mon regard glisser dans cette direction, vers une petite table en bois, pas très loin du divan, couverte de coupures de presse. Il y avait trois chargeurs posés dessus. « Est-ce Hadjar qui t’a dit de tuer Shaknahyi ? demandai-je. Ou bien Umar, la petite gouape d’Abou Adil ?
— J’suis pas une balance », dit-il. Et il me lança un sourire en coin.
« Et les autres… Blanca Mataro, le reste de la liste. Tu t’es pas servi de ce P.45. Comment ça se fait ? »
Jawarski haussa les épaules. « M’ont dit de pas m’en servir. Voulaient pas avoir d’organes endommagés, je suppose. Ils m’ont dit qui éliminer et j’ai fait le boulot avec un petit électrostatique. C’était toujours moi qui prévenais les flics, pour que l’ambulance arrive sans traîner. Je suppose qu’ils voulaient pas laisser faisander la barbaque. » Il étouffa un gloussement qui me fit grincer des dents.
Je lorgnai la table en me demandant si Jawarski pouvait avoir oublié de recharger son arme avant de m’introduire dans la pièce. Il avait l’air du type qui aime bluffer. « Et t’en as tué combien ? demandai-je.
— Tu veux dire au total ? » Il leva les yeux au plafond. « Oh… j’en ai eu vingt-six en tout cas. C’est tout ceux dont je me souvienne. Pas loin d’un par an. Et mon anniversaire est pour bientôt. Ça t’dirait d’être le numéro vingt-sept ? »
Je sentis une bouffée de colère. « Ça commence à bien faire, Jawarski, fis-je entre mes dents.
— Allez, vas-y, t’as une arme de gonzesse, étends-moi donc, si t’as des couilles. » Ça lui plaisait, de me railler et de me titiller. « Tiens, v’là une coupure de presse : “Jawarski le Méchant, un personnage de légende.” Qu’est-ce que tu dis de ça ?
— Tas déjà pensé aux gens que t’as descendus ?
— J’me souviens de ce flic. Je me suis retourné et lui en ai balancé une dans le buffet. Il a même pas moufté, mais il a tiré à son tour. J’ai pas été touché, malgré tout, et j’ l’ai attiré derrière la baraque. En débouchant de l’autre côté, j’ai jeté un œil au coin de la rue et j’ l’ai vu qui se radinait. J’ lui ai envoyé une autre volée avant de me tirer derrière une autre baraque. Nouveau coup d’œil : il me suivait toujours. Il avait du sang plein le devant de sa veste, mais il me suivait toujours. Bon Dieu, ce type était un vrai mec.
— T’as déjà pensé à sa famille ? Shaknahyi avait une femme, tu sais. Et trois gosses. »
Jawarski me fixa, et à nouveau un sourire de dément fendit lentement son visage. « Qu’ils aillent se faire foutre. »
Je me levai, avançai de trois pas. Jawarski haussa les sourcils, comme pour m’inviter à approcher encore. Au moment où il se levait, je lui lançai mon arme. Il la bloqua maladroitement contre sa poitrine de la main gauche tandis que, prenant mon élan, je lui balançais mon poing au coin de la bouche. Puis je lui agrippai fermement le poignet droit et le retournai vers l’extérieur, prêt à briser les os s’il le fallait. Il grogna et laissa tomber l’automatique. « Je ne suis pas Hadjar, sifflai-je. Je ne suis pas cet enculé de Catavina. Tu vas pas m’acheter, et en ce moment précis je ne suis pas d’humeur à me soucier de protection des droits civiques. Pigé ? » Je me penchai pour récupérer son flingue. Je m’étais trompé. Il était bel et bien chargé.