— Comment va, Mahmoud ? C’est Marîd.
— Bien. J’aurais à discuter d’une affaire avec toi.
— Attends que je m’installe. » Je tirai une chaise et m’assis. Je ne pouvais m’empêcher de sourire. « Parfait. Alors, qu’est-ce que t’as trouvé ? »
Léger temps d’arrêt. « Comme tu le sais, j’ai été très affecté par la disparition de Jirji Shaknahyi, que la bénédiction d’Allah soit sur lui. »
Première nouvelle. Moi qui n’avais jamais su qu’Indihar était mariée, je doutais que Mahmoud, Jacques ou n’importe qui d’autre l’aient su également. Chiriga, peut-être. Chiri savait toujours ce genre de choses. « Ce fut une tragédie pour toute la ville, répondis-je, sans me mouiller.
— C’est une tragédie pour notre pauvre Indihar. Elle doit être désemparée de chagrin. Et de se retrouver maintenant sans le sou doit rendre sa situation encore plus difficile. Je suis désolé d’avoir suggéré qu’elle travaille pour moi. C’était manquer de délicatesse. J’ai parlé avant d’avoir réfléchi à mes paroles.
— Indihar est une musulmane dévote, dis-je, glacial. Ce n’est pas demain qu’elle va se mettre à lever des clients pour toi ou pour n’importe qui d’autre.
— Je le sais, Marîd. Pas besoin d’être ainsi sur la défensive quand il s’agit d’elle. Mais elle se rend quand même compte qu’elle ne peut plus nourrir tous ses enfants. Tu as mentionné qu’elle était prête à placer l’un d’eux dans une bonne famille d’adoption et gagner ainsi de quoi nourrir et vêtir les autres de manière convenable. »
Je détestais ce que j’étais en train de faire. « Tu ne le sais peut-être pas, dis-je, mais ma propre mère a été obligée de vendre mon frère cadet quand j’étais petit.
— Allons, allons, Maghrebi, m’interrompit Mahmoud, ne pense pas à cela comme à une “vente“. Nul n’a le droit de vendre un enfant. Nous ne pouvons poursuivre cette conversation si tu persistes dans cette attitude.
— Fort bien. Comme tu voudras. Ce n’est pas de la vente ; appelle-ça comme ça te chante. La question est celle-ci : as-tu, oui ou non, trouvé quelqu’un qui soit intéressé par l’adoption ? »
Mahmoud marqua un temps. « Pas exactement, dit-il enfin. Mais je connais un homme qui joue souvent les intermédiaires pour régler ce genre de transaction. J’ai déjà eu affaire à lui et je me porte garant de son honnêteté et de sa délicatesse. Tu comprends bien sûr que ce genre d’affaire exige une grande dose de tact et de compassion.
— Bien sûr, bien sûr. C’est important. Indihar souffre déjà bien assez.
— Exactement. C’est bien pourquoi je ne saurais trop te recommander cet homme. Il est en mesure de placer un enfant dans un domicile accueillant sans le moindre délai, et il sait offrir au parent naturel une rétribution en espèces de manière à prévenir tout sentiment de culpabilité et toute récrimination. C’est sa manière. J’estime que M. On constitue la solution idéale au problème d’Indihar.
— M. On ?
— Son nom exact est On Cheung. C’est un homme d’affaires de la Chine de Kansu. J’ai déjà eu le privilège de lui servir d’agent.
— C’est ça, ouais. » Je fermai hermétiquement les yeux, écoutai le sang vrombir dans ma tête. « Ce qui nous amène à la question financière. Combien ce monsieur On est-il prêt à payer et est-ce que tu touches dessus un pourcentage ?
— Pour le fils aîné, cinq cents kiams. Pour le plus jeune, trois cents. Pour la fille, deux cent cinquante. Il y a également des primes : deux cents de plus pour deux enfants, et cinq cents si Indihar cède les trois. Pour ma part, je touche bien sûr dix pour cent. Si tu t’es mis d’accord avec elle pour une somme, cela pourra constituer le solde.
— Ça me paraît correct. C’est même mieux que ce qu’elle avait escompté, pour parler franchement.
— Je t’ai dit que ce M. On était un homme généreux.
— Bon, alors on procède comment ? On se retrouve quelque part ou quoi ? »
J’entendais la voix de Mahmoud devenir de plus en plus excitée. « Bien sûr, M. On et moi-même, nous aurons besoin d’examiner les enfants, pour nous assurer qu’ils sont robustes et en bonne santé. Peux-tu les faire venir au 7, rue Rafi ben Garcia d’ici une demi-heure ?
— Pas de problème, Mahmoud. Je te vois là-bas. Dis à On Cheung d’amener son fric. » Je raccrochai. « Kmuzu ! Laisse tomber la lessive. On sort !
— Oui, yaa sidi. Dois-je aller chercher la voiture ?
— Hon-hon. » Je me levai et passai une djellabah par-dessus mon jean. Puis je fourrai mon pistolet électrostatique dans ma poche. Je n’avais pas plus confiance en Mahmoud qu’en ce marchand d’enfants.
L’adresse était dans le quartier juif et se révéla correspondre une fois encore à une devanture masquée par des papiers journaux, fort semblable à la boutique que nous avions, Shaknahyi et moi, fouillée en vain. « Reste ici », ordonnai-je à Kmuzu. Puis je descendis de voiture et me rendis à la porte. Je frappai au carreau et au bout de quelques instants Mahmoud entrouvrit le battant de quelques centimètres.
« Marîd, fit-il de sa voix rauque. Où sont Indihar et les gosses ?
— Je leur ai dit de rester dans la voiture. Je veux d’abord jeter un coup d’œil. Laisse-moi entrer.
— Bien sûr. » Il ouvrit un peu plus la porte et je le bousculai pour entrer. « Marîd, je te présente M. On. »
Le vendeur d’enfants était un petit homme à peau brune et dents noires. Il était installé à une table à jouer, assis sur une chaise pliante en fer rouillé. Il avait sous le coude une boîte en métal. Il me considérait derrière une paire de lunettes à monture métallique. Pas l’homme non plus à avoir des yeux Nikon.
Je m’avançai sur le plancher crasseux et lui tendis la main. On Cheung me lorgna et ne fit pas mine de vouloir la serrer. Au bout de quelques secondes, me sentant un peu con, je laissai retomber ma main.
« C’est bon ? demanda Mahmoud. Satisfait ?
— Dis-lui d’ouvrir la boîte.
— Ce n’est pas à moi de dire à M. On de faire quoi que ce soit, rétorqua Mahmoud. C’est un homme très…
— Aucun problème, intervint On Cheung. Tenez, regardez. » Il ouvrit le couvercle de la boîte métallique. Elle contenait une liasse de billets de cent kiams, assez grosse pour acheter tous les mioches du Boudayin.
« Super », dis-je. Je glissai la main dans ma poche et sortis le pistolet. « Les mains sur la tête !
— Espèce de fils de pute, cria Mahmoud. C’est quoi, ça, un braquage ? Crois pas que tu vas t’en tirer comme ça. M. On va te le faire regretter. Pour le bien que pourra te rapporter cet argent… Tu seras mort avant d’avoir pu en dépenser le premier fîq.
— Je suis toujours flic, Mahmoud », dis-je tristement. Je refermai la boîte en métal et la lui tendis. Je ne pouvais à la fois la tenir de mon bras valide et braquer le pistolet. « Hadjar recherchait On Cheung depuis un bout de temps. Même un flic marron comme lui est bien obligé de coffrer quelqu’un pour de bon de temps à autre. Je suppose que c’est simplement votre tour. »
Je les conduisis dehors, à la voiture. Je les tins en respect avec mon arme tandis que Kmuzu nous conduisait au commissariat. Tous les quatre, nous montâmes au troisième étage. Hadjar sursauta en voyant notre petite troupe pénétrer dans son bocal. « Lieutenant, annonçai-je, voici On Cheung, le vendeur d’enfants. Mahmoud, pose la boîte avec l’argent. C’est censé être une pièce à conviction, mais je n’ose pas croire que quiconque la reverra jamais après aujourd’hui.
— Vous m’étonnerez toujours », observa Hadjar. Il pressa un bouton sur son bureau pour appeler la brigade de l’extérieur.