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« Dieu soit loué, vous êtes ici, dit le valet. Notre maître vous réclamait.

— Que se passe-t-il, Tariq ? »

Il plissa le front. Il semblait au bord des larmes. « Je ne comprends pas. Les docteurs pourront vous expliquer. Mais pour l’instant, vous devez d’abord manifester votre présence à notre maître. »

Je m’approchai du lit et regardai Papa. Il semblait somnoler, le souffle faible et irrégulier. Son teint avait une vilaine couleur grise, ses lèvres et ses paupières étaient d’un noir peu naturel. L’infirmier acheva de lui raser la tête, ce qui ne fit qu’accentuer l’aspect bizarre, cadavéreux de Papa.

Il ouvrit alors les yeux. « Tu nous as fait languir, mon neveu. » Sa voix était faible, comme des mots emportés par le vent.

« Que Dieu ne te fasse jamais languir, ô cheikh. » Je m’inclinai pour lui baiser la joue.

« Tu dois me dire…», commença-t-il. Sa respiration devint sifflante et il ne put achever sa phrase.

« Tout va bien, loué soit Allah, dis-je. Umm Saad n’est plus. Il me reste encore à informer Abou Adil de l’absurdité de comploter contre toi. »

Les coins de sa bouche frémirent. « Tu seras récompensé. Comment as-tu défait la femme ? »

J’aurais aimé qu’il cesse de penser en termes de dettes et de récompenses. « J’ai un module d’aptitude mimétique de cheikh Reda. En me l’embrochant, j’ai appris quantité de choses qui m’ont été fort utiles. »

Il retint son souffle, l’air pas trop réjoui. « Alors tu es au courant…

— Je suis au courant du dossier Phénix, ô cheikh. Je sais que tu protèges cette entreprise malfaisante en coopération avec Abou Adil.

— Oui. Et tu sais également que je suis le grand-père de ta mère. Que tu es mon arrière petit-fils. Mais est-ce que tu comprends pourquoi nous avons gardé le secret ? »

Eh bien, non, je ne le savais pas jusqu’à cet instant précis. Pourtant, si j’avais pris le temps de penser à moi ou à ma mère alors que j’étais équipé du mamie d’Abou Adil, cette information m’aurait sans aucun doute jailli à l’esprit.

Ainsi donc, toutes ces histoires sur l’éventualité que Papa fût mon père n’étaient qu’astuce et roublardise de la part de maman. Je suppose qu’elle connaissait la vérité depuis le début. Et c’est pourquoi Papa avait si mal pris que je la flanque dehors dès son arrivée en ville. Pourquoi aussi Umm Saad lui avait causé tant de soucis : parce que j’étais le dernier à ignorer qu’elle cherchait à évincer les héritiers naturels, avec l’aide d’Abou Adil. Et Umm Saad s’était servi du dossier Phénix pour faire chanter Papa. Je voyais à présent pourquoi il lui avait permis de rester aussi longtemps sous notre toit, et pourquoi il avait préféré que ce soit moi qui me débarrasse d’elle.

Et, dès avant que le doigt divin de Friedlander bey fût descendu des nuages pour me désigner, ce qui ne datait pas d’hier, j’étais destiné à de nobles missions. Avais-je été désigné pour n’être que l’assistant indispensable, quoique réticent, de Papa ? Ou bien avais-je été formé depuis le début pour hériter du pouvoir et de la fortune, dans leur intégralité, en même temps que des terribles décisions de vie ou de mort qui étaient le lot quotidien de Papa ?

Comme j’avais été naïf d’imaginer pouvoir trouver un moyen de m’échapper ! Je n’étais pas simplement sous la coupe de Friedlander bey ; il me possédait, et sa marque indélébile était inscrite dans mon patrimoine génétique. Mes épaules s’affaissèrent quand je compris que je ne serais jamais libre, et que tout espoir de liberté n’avait jamais été que vaine illusion.

« Pourquoi toi et ma mère m’avez-vous caché ce secret ?

— Tu n’es pas seul, mon… fils. Lorsque j’étais jeune homme, j’ai engendré de nombreux enfants. Quand mon fils aîné est mort, il était plus âgé que toi aujourd’hui, et cela fait plus d’un siècle qu’il nous a quittés. J’ai des douzaines de petits-enfants ; ta mère est du nombre. De ta génération, j’ignore combien de descendants je puis revendiquer. Il aurait été mal venu que tu te sentes unique, que tu profites de tes liens avec moi pour mener à bien des visées égoïstes. J’avais besoin de m’assurer que tu en étais digne avant de te désigner comme mon élu. »

Je n’étais pas le moins du monde ému par ce discours comme Papa l’avait sans doute escompté. Il me faisait plutôt l’effet d’un cinglé qui se serait pris pour Dieu, transmettant sa bénédiction comme un cadeau d’anniversaire. Papa ne voulait pas que j’utilise mes liens familiaux dans des buts égoïstes ! Seigneur, si ce n’était pas le comble de l’ironie !

« Oui, ô cheikh », dis-je. Ça ne me coûtait rien d’avoir l’air docile. Merde, il allait se faire découper le crâne d’ici quelques minutes. Malgré tout, je m’abstins de toute promesse.

« Rappelle-toi, dit-il doucement, il y en a quantité d’autres qui aimeraient bien prendre ta place privilégiée. Tu as des douzaines de cousins qui peuvent un jour ou l’autre te vouloir du mal. »

Super. Un nouveau défi à relever. « Alors, les archives informatiques que j’ai examinées…

— Ont été modifiées et modifiées encore bien des fois au cours des ans. » Il eut un faible sourire. « Tu dois apprendre à ne pas te fier à une vérité qui n’a d’existence qu’électronique. N’est-ce pas notre travail, après tout, de fournir des versions de cette vérité aux nations du monde ? N’as-tu pas appris à quel point la vérité pouvait être docile ? »

Chaque seconde apportait son nouveau flot de questions. « Alors, mon père était vraiment Bernard Audran ?

— Le marin provençal, oui. »

Je fus soulagé d’avoir au moins une certitude.

« Pardonne-moi, mon chéri, murmura Papa. Je ne désirais pas te révéler le dossier Phénix et cela t’a compliqué la tâche avec Umm Saad et Abou Adil. »

Je lui tins la main ; elle tremblait dans la mienne. « Ne t’inquiète pas, ô cheikh. C’est presque terminé.

— Monsieur Audran. » Je sentis les fortes phalanges du Dr Yeniknani sur mon épaule. « Nous allons descendre votre patron au bloc opératoire.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? Qu’allez-vous lui faire ? »

L’heure était certes mal choisie pour des explications détaillées. « Vous aviez raison pour les dattes empoisonnées. Quelqu’un l’intoxiquait ainsi depuis un certain temps. La substance a gravement altéré le bulbe rachidien, la partie du système nerveux qui gouverne la respiration, le rythme cardiaque et l’éveil conscient. Cette zone est endommagée au point que si rien n’est fait au plus tôt, votre patron va tomber dans un coma irréversible. »

J’avais la bouche sèche, le cœur qui battait à cent à l’heure. « Qu’allez-vous faire ? » demandai-je.

Le Dr Yeniknani regarda ses mains. « Le Dr Lisân estime que le seul espoir réside dans une transplantation partielle du bulbe rachidien. Nous attendions un tissu sain en provenance d’un donneur compatible.

— Et aujourd’hui, vous l’avez trouvé ? » Je me demandai qui, sur cette saloperie de dossier Phénix, avait été sacrifié pour cela.

« Je ne puis promettre le succès, monsieur Audran. L’opération n’a été tentée que trois ou quatre fois jusqu’ici et jamais encore dans cette partie du monde. Mais vous devez savoir que si un chirurgien peut vous offrir un espoir, c’est le Dr Lisân. Et bien entendu, je l’assisterai. Votre patron bénéficiera de tous les moyens à notre disposition, et des prières de tous ses amis fidèles. »

Je hochai stupidement la tête. Levant les yeux, je vis les deux infirmiers soulever Friedlander bey de son lit pour l’étendre sur un chariot. Je me précipitai pour lui reprendre une dernière fois la main.

« Deux choses encore, me dit-il d’une voix éraillée. Tu as installé chez nous la veuve de ce policier. Quand les quatre mois de deuil rituel seront écoulés, tu devras l’épouser.