— Dans le califat de Gascogne.
— Merde, c’est pas la porte à côté. Y vendent par correspondance ? »
Je lui dis que je n’en avais pas la moindre idée puis me rencoignai dans ma banquette. Je regardai filer le paysage – la conduite de Bill est le reflet de son comportement : cinglée – tout en me demandant ce que j’allais raconter à Friedlander bey. Par quel biais lui apprendre ce que j’avais découvert, ce que ma mère m’avait dit, et ce que je suspectais ? Je décidai d’attendre. Il y avait de grandes chances que l’information me liant à Papa eût été introduite exprès dans les fichiers informatiques comme un moyen détourné de s’assurer ma collaboration. Dans le passé, j’avais soigneusement évité toute transaction directe avec Papa : accepter son argent pour quelque raison, cela voulait dire que vous lui apparteniez définitivement. Mais en me payant mes implants crâniens, il avait fait un investissement que je passerais le restant de mes jours à lui rembourser. Je n’avais pas la moindre envie de travailler pour lui, mais il n’y avait pas d’échappatoire. Pas encore. J’espérais toujours trouver le moyen de racheter ma liberté ou de le forcer d’une manière quelconque à me la rendre. En attendant, il prenait plaisir à accumuler les responsabilités sur mes épaules réticentes, à me couvrir de gratifications toujours plus importantes.
Bill franchit le portail percé dans le haut mur blanc qui ceignait le domaine de Friedlander bey et remonta la longue allée incurvée. Il arrêta le taxi au pied du large escalier de marbre. Le majordome de Papa ouvrit la porte de bois verni, attendant mon entrée. Je payai la course et glissai à Bill dix kiams de gratte. Ses yeux déments s’étrécirent, passant des billets à mon visage : « Pourquoi ça ? demanda-t-il, méfiant.
— C’est un pourboire. T’es censé l’accepter.
— Pour quelle raison ?
— Pour l’excellence de ton pilotage.
— T’essaies pas de m’acheter, par hasard ? »
Je soupirai. « Mais non. J’admire ta façon de conduire avec tous ces charbons ardents posés sur les bûmes. Je sais que personnellement j’en serais incapable. »
Il haussa les épaules. « C’est un don, répondit-il, avec simplicité.
— Eh bien, idem pour les dix kiams. »
Ses yeux s’agrandirent à nouveau. « Oh, sourit-il. Ça y est, j’ai pigé !
— Bien sûr que t’as pigé. Allez, à un de ces quatre, Bill.
— À un de ces quatre, mec. » Il démarra en trombe et les pneus crachèrent du gravillon. Je pivotai et gravis les marches.
« Bon après-midi, yaa sidi, dit le majordome.
— Bonjour, Youssef. J’aimerais voir Friedlander bey.
— Oui, bien sûr. Ça fait plaisir de vous revoir parmi nous, monsieur.
— Ouais, merci. » Nous empruntâmes un long couloir moquetté qui menait aux bureaux de Papa. L’air était frais et sec et je sentais le doux baiser de quantité de ventilateurs. L’atmosphère était imprégnée d’un parfum d’encens, subtil et accueillant. La lumière était tamisée derrière des écrans faits de minces lattes de bois. J’entendais, quelque part, le friselis liquide d’une fontaine jaillissant dans l’une des cours intérieures.
Avant que nous soyons parvenus à l’antichambre, une femme élancée, bien habillée, traversa le hall et monta une volée de marches. Elle me lança un bref sourire timide puis détourna la tête. Elle avait les cheveux aussi noirs et brillants que de l’obsidienne, ramenés en chignon serré. Ses mains étaient très pâles, les doigts longs, fuselés et gracieux. L’impression n’avait été que fugace, mais je sus néanmoins que cette femme avait de l’intelligence et du style ; mais je sentais également qu’elle pouvait se montrer dure et menaçante, s’il le fallait.
« Qui était-ce, Youssef ? » demandai-je.
Il se tourna vers moi, fronça les sourcils : « Ça, c’est Umm Saad. » Je compris aussitôt qu’il ne l’appréciait pas. Je me fiais à son jugement ; mon impression première sur cette femme était donc en grande partie correcte.
Je m’assis dans le bureau d’accueil et tuai le temps en cherchant à discerner des visages dans le motif des fissures au plafond. Au bout d’un moment, deux des énormes gorilles de Papa ouvrirent la porte de communication. Je les ai baptisés les Rocs parlants. Croyez-moi, je sais de quoi je cause. « Entre », dit le Roc. Ces types-là ne gâchent pas leur salive.
Je pénétrai dans le bureau de Friedlander bey. L’homme avait dans les deux cents ans mais il avait subi quantité de modifications corporelles et de transplantations d’organes. Allongé sur des coussins, il buvait du café dans une tasse en or. Il sourit à mon entrée. « Mes yeux revivent en te voyant, ô mon neveu », dit-il. Je sentais bien qu’il était sincèrement ravi.
« Mes jours loin de toi ont été pleins de regret, ô cheikh », répondis-je. Il se poussa un peu et je m’assis à côté de lui. Il s’avança pour saisir une cafetière en or et emplir ma tasse. Je bus une gorgée puis dis : « Puisse ta table toujours être prospère.
— Qu’Allah t’accorde la santé.
— Je prie pour toi de même, ô cheikh. »
Il se pencha et me saisit la main. « Je suis aussi solide et vaillant qu’un sexagénaire, mais il reste une lassitude que je ne puis surmonter, mon neveu peut-être que ton médecin…
— C’est une lassitude de l’âme, coupa-t-il. C’est mon appétit, mon ambition qui se meurent. Si je me maintiens, c’est uniquement parce que l’idée de suicide me répugne.
— Peut-être qu’à l’avenir la science te remettra en état.
— Comment, mon fils ? En greffant un nouveau désir de vivre à mon moral épuisé ?
— La technique existe déjà, lui dis-je. Tu pourrais avoir un implant à papie/mamie comme le mien. »
Il secoua la tête, lugubre. « Allah m’enverrait en Enfer si je faisais une chose pareille. » Il ne semblait pas se formaliser que je puisse, pour ma part, y aller. D’un geste, il écarta définitivement la question. « Parle-moi plutôt de ton voyage. »
Nous y étions. Mais moi, je n’étais pas prêt. Je ne savais déjà pas de quelle manière lui demander comment il s’intégrait dans mon arbre généalogique ; j’essayai donc de gagner du temps : « Mais tout d’abord, il faut que je sache tout ce qui s’est passé durant mon absence, ô cheikh. J’ai entrevu une femme dans le corridor. Je ne l’avais encore jamais vue dans ta demeure. Puis-je te demander qui c’est ? »
Les traits de Papa s’assombrirent. Il resta quelques instants silencieux, élaborant sa réponse. « C’est une tricheuse, une traîtresse et elle commence à me causer bien du tracas.
— Alors, il faut la chasser.
— Oui », admit-il. Son visage s’était pétrifié. Désormais, je n’avais plus devant moi le dirigeant d’un grand empire financier, l’homme qui régentait le vice et toutes les activités illégales de la cité, mais quelque chose de bien plus terrible. Friedlander bey aurait parfaitement pu être le fils de bien des rois, parce qu’il portait la toge du pouvoir et du commandement comme s’il était né pour elle. « Je dois te poser cette question, ô mon neveu : m’honores-tu suffisamment pour t’emplir à nouveau de feu les poumons ? »
Je clignai les yeux. J’avais l’impression de savoir de quoi il voulait parler. « N’ai-je pas fait mes preuves il y a seulement quelques mois, ô cheikh ? »
Il agita la main, écartant comme si de rien n’était l’horreur et les souffrances que j’avais endurées. « Tu te défendais alors contre le danger », me dit-il. Il pivota, posa sa vieille patte sur mon genou, comme une serre. « Cette fois, j’ai besoin de toi pour me défendre contre le danger. J’aimerais que tu apprennes tout ce que tu pourras sur cette femme, et ensuite, je veux que tu la détruises. Ainsi que son enfant. Je dois savoir si je puis compter sur ton absolue loyauté. »