Peter avait passé sa journée chez Christie’s, occupé à réunir les éléments nécessaires à la préparation de sa vente. Il avait récupéré les clichés de la veille et sélectionnait ceux qui pourraient figurer dans son catalogue. Quand il n’était pas auprès de l’un de ses administrateurs à démontrer qu’il réussirait à tout organiser dans les temps, il s’enfermait dans la salle des archives. Face à l’écran d’un terminal d’ordinateur relié à l’une des plus grandes banques de données privées qui existait sur les ventes d’art, il archivait et triait tous les articles recensés et toutes les iconographies reproduites depuis un siècle sur l’œuvre de Vladimir Radskin. Le conseil d’administration qui statuerait sur son sort avait été repoussé au lendemain et Peter avait au fil des heures l’impression que l’encolure de sa chemise ne cessait de rétrécir autour de son cou.
Il retrouva Jonathan à l’hôtel pour l’entraîner dans une soirée mondaine, ce que Jonathan détestait par-dessus tout. Mais, profession oblige, il fit bonne figure au cours d’un spectacle de music-hall qui réunissait de grands collectionneurs pour l’un, de grands acheteurs pour l’autre. À la fin de la représentation, Jonathan était rentré sans détour. En parcourant les rues de Covent Garden, il repensait à la vie qui s’écoulait ici autrefois. Les façades resplendissantes étaient décrépies, les rues de ce quartier, l’un des plus prisés de la grande métropole, étaient alors misérables et insalubres. Quelque part, à la faible lumière de l’un des lampadaires qui éclairaient le pavé luisant, il aurait pu croiser cent cinquante ans plus tôt, dans une de ces ruelles, un peintre russe qui croquait avec des bouts de charbon taillés les passants affairés autour du marché.
Peter, lui, avait rencontré une ancienne amie italienne de passage à Londres. Il avait hésité quelques instants à l’inviter à prendre un dernier verre. Après tout, sa réunion aurait lieu en début d’après-midi, le moment de la journée où il commençait à se sentir en verve. Il n’était que minuit et il entra dans un club au bras de Méléna.
Jonathan se leva de bonne heure, Peter n’était pas au rendez-vous dans le hall et il en profita pour se rendre à la galerie en flânant d’un pas léger. Il trouva la grille fermée, acheta un journal et attendit Clara au café. Le jeune Frank l’y trouva un peu plus tard et lui tendit une enveloppe. Jonathan la décacheta.
Cher Jonathan,
Pardonnez mon absence, je ne pourrai être avec vous ce matin. Frank réceptionnera le tableau pour moi et bien sûr les portes de la galerie vous sont ouvertes. Je sais que vous serez impatient de découvrir le tableau du jour, il est merveilleux. Cette fois je vous laisse entièrement arranger son éclairage, je sais que vous vous en tirerez à merveille. Je vous rejoindrai dès que je le pourrai. Je vous souhaite une belle journée auprès de Vladimir. J’aurais aimé être en vos deux compagnies.
Affectueusement, Clara.
Songeur, il replia le petit mot et le rangea dans sa poche. Quand il releva la tête, le jeune homme était déjà à l’intérieur de la galerie. Le camion de la Delahaye Moving vint se garer le long du trottoir. Jonathan resta assis au comptoir et reprit la lecture du petit mot de Clara. Il rejoignit Frank vers 11 heures ; à midi, ils n’avaient pas encore échangé un mot. Le chef d’équipe les informa que le déballage prendrait encore du temps. Jonathan regarda sa montre et soupira, il ne ressentait même pas l’envie de se pencher sur les toiles déjà accrochées.
Il avança vers la vitrine, compta d’abord les voitures qui passaient, estima ensuite le temps moyen qu’il fallait au contractuel sur le trottoir d’en face pour rédiger un procès-verbal, sept clients étaient entrés dans le café, quatre d’entre eux avaient consommé sur place, le réverbère devait mesurer environ deux mètres dix. Une Cooper rouge remonta la rue, mais elle ne s’arrêta pas. Jonathan soupira, il se dirigea vers le bureau de Clara et prit le téléphone.
– Où es-tu ? demanda-t-il à Peter.
– En enfer ! J’ai une gueule de bois en chêne massif et ma réunion est avancée d’une heure.
– Tu es prêt ?
– J’en suis à quatre aspirines si c’est ce que tu veux savoir et je pense déjà à la cinquième. Qu’est-ce que c’est que cette voix ? lui demanda Peter alors qu’il allait raccrocher.
– Qu’est-ce qu’il y a avec ma voix ?
– Rien, on dirait juste que tu enterres ta grand-mère.
– Non, hélas, ça c’est déjà fait mon vieux.
– Je suis désolé, pardonne-moi, j’ai le trac.
– Je suis à tes côtés, courage, tout se passera bien.
Jonathan reposa le combiné et observa Frank qui s’affairait dans l’arrière-boutique.
– Vous travaillez ici depuis longtemps ? demanda-t-il en toussotant.
– Cela fait trois ans que Mademoiselle m’a engagé, répondit le jeune homme en repoussant le tiroir d’un caisson à dossiers.
– Vous vous entendez bien tous les deux ? demanda Jonathan.
Frank le regarda perplexe et retourna à son travail. Jonathan rompit à nouveau le silence une heure plus tard, proposant au jeune homme d’aller manger un hamburger. Frank était végétarien.
*
Peter entra dans la salle de réunion et s’installa à la seule place qui était libre autour de la grande table en acajou. Il ajusta son fauteuil et attendit son tour. Chaque fois que l’un de ses collègues prenait la parole, il lui semblait qu’une division de chars montés sur des chenilles rouillées remontait le long de ses tympans pour s’exercer au tir dans ses tempes. Les débats s’éternisaient. Son voisin de droite acheva sa présentation et Peter fut enfin convié à commencer la sienne. Les membres du conseil consultèrent le dossier qu’il avait distribué. Il détailla le calendrier de ses ventes et concentra plus particulièrement son exposé sur celle qu’il organiserait à Boston à la fin du mois de juin. Quand il fit part de sa volonté d’y adjoindre les tableaux de Vladimir Radskin récemment annoncés, un murmure parcourut l’assemblée. Le directeur qui présidait la séance prit la parole. Il rappela à Peter que la cliente qui proposait les peintures de Radskin était une éminente galeriste. Si elle confiait les œuvres de ce peintre à Christie’s, elle était en droit d’attendre que l’on s’occupe de ses intérêts avec la plus grande considération. Il n’y avait aucune nécessité à précipiter les choses. Les ventes qui se tiendraient à Londres au second semestre conviendraient parfaitement.
– Nous avons tous lu cet article et nous compatissons, mon cher Peter, mais je doute que vous réussissiez à créer un événement autour de Radskin, ce n’est quand même pas Van Gogh ! conclut joyeusement le directeur.
Les rires contenus de ses collègues mirent Peter hors de lui mais le laissèrent à court d’arguments.
Une assistante entra, portant un plateau garni d’une lourde théière en argent. Les débats s’interrompirent le temps qu’elle fasse le tour de la table pour resservir ceux qui le souhaitaient. Par la porte restée ouverte, Peter vit James Donovan sortir d’un bureau. Donovan était le contact qui lui avait adressé un courrier électronique à Boston, un certain dimanche.
– Excusez-moi un instant, dit-il en bégayant avant de se précipiter dans le couloir.
Il attrapa Donovan par la manche et l’entraîna un peu plus loin.
– Dites-moi, grommela Peter d’une voix serrée, je vous ai laissé six messages en deux jours, vous avez perdu mon numéro ?
– Bonjour, monsieur Gwel, répondit sobrement son interlocuteur.