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Ils parlèrent au même moment et leur deux voix se mêlèrent.

– Vous d’abord, reprit Clara en riant.

– Cette robe vous va merveilleusement bien.

– J’en ai essayé six, et j’ai encore failli changer d’avis dans le taxi.

– Moi, c’est la cravate… quatre fois.

– Mais vous portez un col roulé !

– Je n’ai pas réussi à me décider.

– Je suis contente de dîner avec vous, dit Clara en jouant à son tour avec les amandes.

– Moi aussi, dit Jonathan.

Clara demanda conseil au barman. Il lui recommanda un très bon sancerre, mais Clara n’avait pas l’air convaincue. Le visage de Jonathan s’éclaira et il dit aussitôt au barman d’un ton amusé :

– Ma femme préfère le vin rouge.

Clara le regarda les yeux grands écarquillés, elle recomposa rapidement une attitude, tendit la carte à Jonathan, et annonça qu’elle laisserait son mari choisir pour elle. Il ne se trompait jamais sur ses goûts. Jonathan commanda deux verres de pomerol et l’homme les laissa à leur intimité.

– Vous avez une tête d’adolescent quand vous êtes détendu. L’humour vous va bien.

– Si vous m’aviez connu adolescent, vous ne diriez pas ça.

– Comment étiez-vous ?

– Pour réussir à être drôle devant une femme, il me fallait environ six mois.

– Et maintenant ?

– Maintenant ça va beaucoup mieux, avec l’âge je me sens plus sûr de moi, trois mois suffisent ! Je crois que j’étais plus à l’aise avec la météo, murmura Jonathan.

– Eh bien si cela peut vous aider, moi je me sens très à l’aise en votre compagnie, dit Clara les joues empourprées.

L’atmosphère était enfumée, Clara eut envie d’air frais. Ils sortirent de l’établissement. Jonathan héla un taxi et ils prirent le chemin des quais de la Tamise. Ils marchaient sur le long trottoir qui borde le fleuve tranquille. La lune se reflétait dans l’eau calme. Un vent doux effleurait les branches des platanes. Jonathan interrogea Clara sur son enfance. Pour des raisons que personne ne pouvait lui conter, elle avait été recueillie par sa grand-mère à l’âge de quatre ans et était partie à huit ans grandir dans une pension anglaise. Elle n’avait jamais manqué de rien, son aïeule fortunée venait la voir chaque année le jour de son anniversaire. Clara gardait un souvenir éternel de la seule fois où elle la fit s’évader des murs de son école. Elle fêtait ses seize ans.

– C’est drôle, ajouta-t-elle, on dit que l’on ne retient rien de précis des trois premières années de notre vie et pourtant cette image de mon père au bout de la rue où nous habitions reste présente en moi. Enfin, je crois que c’était lui tout du moins. Il agitait sa main maladroitement, comme pour me dire au revoir, et puis il montait dans une voiture et il partait.

– Vous l’avez peut-être rêvé ? dit Jonathan.

– C’est possible, de toute façon je n’ai jamais su où il s’en allait.

– Et vous ne l’avez jamais revu ?

– Jamais, je l’espérais chaque année. Noël était une période étrange. La plupart des filles du collège rentraient dans leur famille, et moi, jusqu’à mes treize ans, je priais juste le bon Dieu pour que mes parents viennent me voir.

– Et après ?

– Je priais pour le contraire, pour qu’ils ne viennent surtout pas m’arracher à cet endroit dont j’avais enfin réussi à faire ma maison. C’est difficile à comprendre, je sais. Enfant, je souffrais de ne jamais rester longtemps au même endroit, du temps de mes parents nous ne dormions pas plus d’un mois sous le même toit.

– Pourquoi vous déplaciez-vous sans cesse ?

– Je n’en sais rien, ma grand-mère n’a jamais voulu me le dire. Je n’ai rien pu apprendre de quiconque.

– Et qu’avez-vous fait pour cet anniversaire de vos seize ans ?

– Ma protectrice, c’est comme cela que j’appelais ma grand-mère, était venue me chercher à la pension dans une magnifique automobile. C’est idiot, mais si vous saviez comme j’étais fière devant les autres filles. Pas parce que la voiture était une incroyable Bentley, mais parce que c’était elle qui la conduisait. Nous avons traversé Londres où, en dépit de mes jérémiades, elle n’a pas voulu s’arrêter. Alors j’ai avalé des yeux aussi vite que je le pouvais les façades des vieilles églises, les devantures des pubs, les rues animées de piétons, tout ce qui défilait par la fenêtre et surtout les berges de la Tamise.

Et depuis ce jour, Clara avait toujours eu rendez-vous quelque part avec un fleuve. À chacun de ses voyages, elle aimait s’échapper de toute obligation pour aller marcher près des eaux rondes, lever la tête sous les voûtes des ponts qui joignent les rives d’une cité. Aucun quai n’avait de secret pour elle. En marchant le long de la Vltava à Prague, du Danube à Budapest, de l’Arno à Florence, de la Seine à Paris ou du Yangtze à Shanghai, la rivière la plus chargée de mystères, elle apprenait l’histoire des villes et de leurs hommes. Jonathan lui parla des bords de la rivière Charles, du vieux port de Boston où il aimait tant aller flâner. Il promit de lui faire visiter les rues pavées du marché à ciel ouvert.

– Où alliez-vous ce jour-là ? reprit Jonathan.

– À la campagne ! J’étais furieuse, j’en venais de la campagne ! Nous avons dormi dans une chambre d’hôtel dont je pourrais encore vous décrire chaque détail. Je me souviens du tissu qui habillait les murs, de la commode qui grinçait, de l’odeur du bois ciré de la table de nuit contre laquelle je m’étais endormie après avoir lutté contre le sommeil. Je voulais entendre son souffle à côté de moi, sentir sa présence. Le lendemain, avant de me ramener à la pension, elle m’avait emmenée voir son manoir.

– Un beau manoir ?

– Dans l’état dans lequel il était on ne pouvait pas dire ça, non.

– Alors pourquoi faire tout ce chemin pour vous le montrer ?

– Ma grand-mère était une femme curieuse. Elle m’avait conduite jusque-là pour passer un marché avec moi. Nous étions dans la voiture devant la grille fermée, elle m’a dit qu’à seize ans on était en âge d’engager sa parole.

– Quelle promesse deviez-vous tenir ?

– Je vous ennuie avec mes histoires, non ? demanda Clara.

Ils s’assirent sur un banc. Le réverbère au-dessus de leur tête les éclairait dans la nuit récente. Jonathan la supplia de continuer.

– Il y en avait trois en fait. Je devais lui jurer qu’à sa mort, je mettrais aussitôt cette demeure en vente et que je ne m’aventurerais jamais à l’intérieur.

– Pourquoi ?

– Attendez les deux autres pour comprendre. Grand-mère était une farouche négociatrice. Elle voulait que j’embrasse une carrière scientifique, elle voulait que je sois chimiste. Elle devait voir en moi une sorte de nouvelle Marie Curie !

– J’ai comme l’impression que sur ce point vous n’avez pas tenu parole.

– Ce n’est rien à côté de ma dernière obligation ! Il fallait que je m’engage à ne jamais m’approcher de près ou de loin de tout ce qui pouvait toucher au monde de la peinture.

– Effectivement, dit Jonathan perplexe, mais pourquoi, et quelle était la contrepartie de vos engagements ?

– Elle me léguait la totalité de sa fortune, et croyez-moi, elle était consistante. Dès que j’ai promis, nous avons fait demi-tour.

– Vous n’êtes même pas entrées dans le manoir ce jour-là ?

– Nous ne sommes même pas descendues de la voiture,

– Vous avez vendu la propriété ?

– J’avais vingt-deux ans quand ma grand-mère est morte, j’étais moi-même en train de dépérir en troisième année de chimie. J’ai abandonné la faculté des sciences le jour même. Il n’y eut pas de cérémonie d’enterrement, parmi toutes ses lubies testamentaires, elle en avait ajouté une : le notaire n’avait pas le droit de me dire où elle reposait.