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Le concierge regarda le voile de nuages gris et blancs tendu au-dessus de leurs têtes.

– Fâcheux temps, n’est-ce pas ? reprit-il.

Peter ne répondit pas. Il détestait certains avantages qu’offrait la vie dans une résidence de luxe. Chaque fois qu’il passait devant le comptoir de M. Jenkins, une part de son intimité lui semblait violée. Derrière son comptoir face aux grandes portes à tambour, l’homme au registre contrôlait les moindres allées et venues des occupants de la résidence. Peter était convaincu que son concierge finirait par en savoir plus sur ses habitudes que la plupart de ses amis. Un jour, de méchante humeur, il s’était faufilé par l’escalier de service jusqu’au parking pour quitter l’immeuble par la porte du garage. À son retour, il passait altier devant Jenkins lorsque ce dernier lui tendit courtoisement une clé à tête ronde. Alors que Peter le regardait interloqué, Jenkins dit d’un ton neutre :

– Si le parcours inverse devait retenir votre attention, ceci vous sera très utile. Les portes palières des étages sont verrouillées depuis l’intérieur de la cage d’escalier, voici de quoi remédier à ce fâcheux problème.

Dans l’ascenseur, Peter s’était fait un point d’honneur de ne laisser transparaître aucune émotion, certain que Jenkins ne perdait rien de son attitude, filmée par la caméra de surveillance. Et lorsque, six mois plus tard, il avait entretenu une relation éphémère avec une certaine Thaly, une jeune actrice très en vogue, il s’était surpris à passer la nuit dans un hôtel, préférant l’anonymat du lieu à la mine éblouie de son concierge, dont l’inaltérable bonne humeur matinale l’agaçait au plus haut point.

– Je crois que j’entends le moteur de votre véhicule. L’attente ne devrait plus être longue, monsieur.

– Vous reconnaissez aussi les voitures à leur bruit, Jenkins ? dit Peter d’un ton volontairement impertinent.

– Oh ! pas toutes, monsieur, mais votre vieille anglaise a, vous l’admettrez, un léger claquement de bielles, une sorte de « Dadeedoo », évoquant le délicieux accent de nos cousins d’outre-Atlantique.

Peter haussa les sourcils, il fulminait. Jenkins était homme à avoir rêvé toute sa vie d’être né citoyen de Sa Majesté, distinction d’une certaine élégance dans cette ville aux traditions anglo-saxonnes. Les gros phares ronds du coupé Jaguar XK 140 jaillirent de la bouche du parking. Le voiturier immobilisa la voiture sur la ligne blanche tracée au milieu du perron.

– N’est-il pas, mon cher Jenkins ! s’exclama Peter en avançant vers la portière que le voiturier retenait ouverte à son attention.

La mine froissée, Peter prit place derrière son volant, fit rugir la vieille anglaise et démarra en adressant un petit geste de la main à Jenkins.

Il vérifia dans le rétroviseur que ce dernier, comme à son accoutumée, attendrait qu’il ait tourné au coin de la rue pour s’autoriser à rentrer dans l’immeuble.

– Vieux crouletabille ! Tu es né à Chicago, toute ta famille est née à Chicago ! marmonna-t-il.

Il enclencha son téléphone portable dans un réceptacle et appuya sur la touche où était mémorisé le numéro du domicile de Jonathan. Il s’approcha du micro fiché dans le pare-soleil et hurla :

– Je sais que tu es chez toi ! Tu n’as pas idée de ce que ton filtrage peut m’agacer. Quoi que tu sois en train de faire, il te reste neuf minutes. Bon, tu as intérêt à être là !

Il se pencha pour changer la fréquence du poste de radio abrité dans la boîte à gants. En se redressant, il découvrit à une distance encore raisonnable de sa calandre une femme qui traversait la chaussée. Une attention plus particulière lui fit prendre conscience qu’elle marchait au rythme de ce pas que parfois l’âge impose. Les pneus abandonnèrent quelques rubans de gomme noire sur l’asphalte. Quand la voiture fut arrêtée, Peter rouvrit les paupières. La femme poursuivait sa traversée, paisible. Les mains encore crispées sur le volant, il inspira, défit sa ceinture et se déplia à l’extérieur du coupé. Il se précipita et se confondit en excuses, entraînant la vieille dame par le bras pour l’aider à parcourir les quelques mètres qui la séparaient du trottoir.

Il lui tendit sa carte, et s’excusa. Usant de tout son charme, il jura que la culpabilité de lui avoir infligé une telle frayeur le rongerait pendant une bonne semaine. La vieille dame avait l’air très étonné. Elle le rassura en agitant sa canne blanche. Seule son ouïe défaillante expliquait le sursaut qu’elle n’avait pu réprimer quand il l’avait si galamment saisie par le coude pour l’aider à traverser. Peter ôta du bout des doigts un cheveu égaré sur la gabardine de la femme et la laissa à sa journée, reprenant le cours de la sienne. Il recouvra ses esprits dans l’odeur familière du vieux cuir qui envahissait l’habitacle. Il poursuivit à douce allure sa route vers le domicile de Jonathan. Au troisième feu, il sifflotait déjà.

*

Jonathan grimpait les marches de la ravissante maison qu’il habitait dans le quartier du vieux port. Au dernier étage, la porte de l’escalier s’ouvrait sur l’atelier sous verrière où sa compagne peignait. Anna Valton et lui s’étaient rencontrés un soir de vernissage. Une fondation appartenant à une riche et discrète collectionneuse de la ville présentait le travail d’Anna. En examinant les tableaux exposés dans la galerie, il lui avait semblé que l’élégance d’Anna était omniprésente dans sa peinture. Son style appartenait à un siècle auquel il avait consacré sa carrière d’expert. Les paysages d’Anna étaient infinis, il usa de mots choisis pour les lui commenter. Le sentiment d’un professionnel à la renommée aussi prestigieuse que celle de Jonathan alla droit au cœur de la jeune femme qui exposait pour la première fois ses toiles.

Depuis lors, ils ne s’étaient presque plus quittés et au printemps suivant, ils avaient emménagé près du vieux port dans cette maison, qu’Anna avait choisie. La pièce où elle passait la plus grande part de ses journées et certaines de ses nuits jouissait d’une vaste verrière. Aux premières heures du matin, la lumière irradiait le lieu, l’imprégnant d’une atmosphère teintée de magie. L’immense parquet blond aux larges lattes filait du mur en briques blanches apparentes jusqu’aux grandes fenêtres. Lorsqu’elle abandonnait son pinceau, Anna aimait venir griller une cigarette, assise sur l’un des rebords en bois d’où la vue s’étendait sur toute la baie. Quel que soit le temps, elle soulevait les guillotines qui coulissaient aisément sur des cordeaux de chanvre, et humait le mélange suave du tabac et des embruns portés par la mer.

La Jaguar de Peter se rangea le long du trottoir.

– Je crois que ton ami est là, dit-elle en entendant Jonathan derrière elle.

Il s’approcha et la prit dans ses bras, plongeant sa tête dans l’ombre de son cou pour un baiser. Anna frissonna.

– Tu vas faire attendre Peter !

Jonathan passa sa main par le col de la robe en coton et puis la fit glisser sur les seins d’Anna. Les coups de klaxon redoublèrent, elle le repoussa gaiement.

– Ton témoin est un tantinet gênant, allez, file à ta conférence, plus vite tu seras parti et plus vite tu seras revenu.

Jonathan l’embrassa à nouveau et s’éloigna à reculons. Lorsque la porte de l’entrée claqua, Anna alluma une nouvelle cigarette. En contrebas, la main de Peter apparut un instant hors de l’habitacle pour la saluer alors que la voiture s’éloignait. Anna soupira et détourna son regard vers le vieux port où tant d’immigrants avaient jadis accosté.

– Pourquoi n’es-tu jamais à l’heure ? demanda Peter.

– À ton heure ?

– Non, à celle où les avions décollent, où les gens se donnent rendez-vous pour déjeuner ou dîner, l’heure qui est sur nos montres, mais toi tu n’en portes pas !