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Et Clara, qui s’était juré de ne plus jamais toucher à une éprouvette de sa vie, s’était installée à Londres pour étudier l’histoire de l’art à la National Gallery, elle avait ensuite passé un an à Florence et parachevé son cycle à l’école des Beaux-Arts de Paris.

– Moi aussi, j’y suis allé, dit Jonathan enthousiaste, peut-être y étions-nous en même temps ?

– Aucune chance, répondit Clara en faisant la moue. Je regrette que cela vous ait échappé mais nous avons quand même quelques années d’écart !

Jonathan se redressa sur le banc, l’air très embarrassé.

– Je voulais dire que j’y ai donné des conférences.

– Et vous vous enfoncez ! dit-elle rieuse.

L’heure avait passé sans que l’un ou l’autre l’ait vue tourner. Jonathan et Clara se regardèrent, complices.

– Vous avez déjà eu une sensation de déjà-vu ? dit-elle.

– Oui, cela m’arrive souvent, mais là c’est tout à fait normal, nous sommes venus marcher ici hier.

– Je ne parlais pas de ça, reprit Clara.

– Pour tout vous avouer, si je n’avais pas redouté une banalité affligeante qui m’aurait fait passer à vos yeux pour un imbécile, je vous aurais bien demandé si nous ne nous étions pas déjà rencontrés dans ce café où nous nous sommes vus la première fois.

– Je ne sais pas si nos chemins se sont croisés, dit-elle en le regardant fixement, mais parfois il me semble vous connaître déjà.

Elle se leva et ils abandonnèrent les rives du fleuve. Ils entrèrent côte à côte dans les faubourgs de la ville. Le mouvement d’une trotteuse impalpable scandait son rythme dans la nuit silencieuse, comme si le temps présent voulait les retenir là, tous les deux sur ce pavé désert, dans la magie de l’instant précoce, à l’abri d’un voile invisible à tout autre qu’eux. Leurs corps en se frôlant inventaient un nouvel univers qui se muait, imperceptible, suivant leurs pas. Un taxi noir avança dans leur direction. Jonathan regarda Clara, un sourire triste aux lèvres. Il leva le bras et la voiture se rangea. Il ouvrit la portière. À l’instant où Clara y montait, elle se retourna et lui dit d’une voix douce qu’elle avait passé une très bonne soirée.

– Moi aussi, répondit Jonathan en fixant la pointe de ses chaussures.

– Quand repartez-vous à Boston ?

– Peter rentre demain… je ne sais pas.

Elle fit un léger pas vers lui.

– Alors, à bientôt.

Elle l’embrassa sur la joue. Ce fut la toute première fois que leurs peaux se touchaient et la première aussi que l’incroyable phénomène se produisit.

Jonathan sentit d’abord sa tête tourner, la terre se dérobait sous ses pieds. Il ferma les yeux et ses paupières furent envahies par des milliers d’étoiles. Un étrange vertige l’entraînait vers un ailleurs. Les valves de son cœur s’ouvrirent en grand pour laisser passer l’afflux de sang qui abondait violemment dans ses veines. Ses tempes bourdonnaient. Progressivement, autour de lui le paysage de la rue se mit à changer. Dans le ciel, les nuages glissèrent vers l’ouest à vive allure, laissant filtrer le rond d’une lune brillante. Les trottoirs se couvrirent d’une brume rasante, sous le verre soufflé d’un très vieux lampadaire, la flamme d’une bougie remplaçait l’éclairage électrique. Le bitume reflua sur la chaussée, découvrant des pavés de bois dans un grondement sourd, comme une mer fuyant la grève au grand galop. Les façades des maisons se décrépirent une à une, mettant par-ci la brique à nu et révélant par-là de la chaux vive. À la droite de Jonathan, la grille d’une impasse apparut, grinçant sur ses vieux gonds déjà rouillés.

Dans son dos, il entendit les sabots d’un cheval qui se rapprochait au grand trot. Il aurait bien voulu tourner la tête mais aucun de ses muscles ne répondait. Une voix qu’il ne pouvait identifier lui soufflait à l’oreille « vite, vite, faites vite, je vous en supplie ». Jonathan sentit ses tympans prêts à éclater. L’animal était maintenant tout près, il ne pouvait le voir mais ressentait son souffle, et le halo des naseaux fumants passa sur son épaule. Le vertige grandissait, ses poumons lui comprimaient le cœur.

Il chercha une respiration dans un ultime effort. Il entendit la voix lointaine de Clara qui l’appelait ; tout devint immobile.

Puis, lentement, les nuages recouvrirent à nouveau la lune, le goudron reflua sur les pavés de bois, les murs en désordre se rhabillèrent un à un de briques bien ordonnées. Jonathan ouvrit les yeux. Le réverbère dont l’ampoule mal vissée clignotait avait repris sa place, et le ronronnement d’un moteur de taxi succédait à celui du souffle d’un cheval disparu dans son étourdissement.

– Jonathan, vous allez bien ? répéta la voix de Clara pour la troisième fois.

– Oui, je crois, dit-il en reprenant ses esprits, j’ai eu un vertige.

– Vous m’avez fait une de ces peurs, vous êtes devenu tout pâle.

– Ce doit être la fatigue du voyage. Ne vous inquiétez pas.

– Montez avec moi, je vais vous déposer.

Jonathan la remercia. Son hôtel était près d’ici, marcher lui ferait le plus grand bien et la nuit était douce.

– Vous reprenez des couleurs, dit Clara apaisée.

– Oui, tout ira bien, je vous assure, c’était un petit étourdissement de rien du tout. Rentrez, il est tard.

Clara hésita quelques instants avant de s’engouffrer dans le taxi. Elle referma la portière et Jonathan regarda la voiture s’éloigner. Par la vitre arrière, Clara le regardait aussi. Son visage disparut dans le scintillement des feux du taxi qui venait de tourner au bout de la rue. Jonathan se remit en marche.

Il avait recouvré tous ses esprits, mais une chose continuait de le perturber. Le décor qui lui était apparu dans son éblouissement ne lui était pas totalement inconnu. Quelque chose qui surgissait du fond de sa mémoire lui en donnait presque la certitude. Une fine pluie se mit à tomber, il s’arrêta, leva la tête et lui offrit son visage. Cette fois, sous ses paupières, il revit Clara entrer dans le bar, le délicieux moment où elle avait ôté sa gabardine, et puis le sourire quand elle l’avait vu assis au comptoir. À cet instant précis il aurait voulu pouvoir remonter les aiguilles du temps. Il rouvrit les yeux et enfouit ses mains au fond de ses poches. En reprenant le cours de sa marche, ses épaules semblèrent étrangement lui peser.

Dans le hall du Dorchester, il salua le concierge de la main et se dirigea vers les ascenseurs. Au pied des escaliers, il changea d’avis et grimpa les marches. En entrant dans sa chambre il trouva une enveloppe sous le seuil de la porte, probablement l’accusé de réception de la télécopie qu’il avait envoyée à Anna. Il la ramassa et la posa sur le bureau. Puis, il abandonna sa veste trempée sur le valet de pied et entra dans la salle de bains. Le miroir réfléchissait la pâleur de ses traits. Il prit une serviette et sécha ses cheveux. De retour sur son lit, il posa sa main sur le combiné et appela son domicile bostonien. Une nouvelle fois le répondeur enregistra l’appel. Jonathan demanda à Anna de le rappeler sans faute, il s’inquiétait de ne pas avoir de nouvelles. Quelques instants plus tard, la sonnerie du téléphone retentit, Jonathan se précipita et décrocha.

– Mais où étais-tu, Anna ? dit-il aussitôt. Je t’ai appelée dix fois, je commençais vraiment à me faire du souci.

Il y eut quelques secondes de silence, et la voix de Clara répondit.

– C’est moi qui me faisais du souci, je voulais juste m’assurer que vous étiez bien rentré.