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Il regarda Anna tétanisé. La terre semblait s’ouvrir sous ses pieds.

Elle reprit le journal et commença d’une voix ironique la lecture de l’article.

– Révélé par une éminente galeriste, ce tableau au passé inconnu a été authentifié par l’expert Jonathan Gardner. Il sera mis en vente par la célèbre maison Christie’s sous le marteau de Peter Gwel… Ton ami sera rayé de la profession, il sera condamné à deux ans avec sursis pour complicité. Toi, tu perdras ton précieux titre mais grâce à moi, tu n’écoperas que de cinq ans. Mes avocats se feront un devoir de convaincre le jury que ta maîtresse est la principale instigatrice de l’escroquerie.

Jonathan en avait assez entendu, il tourna sur ses talons et se dirigea vers l’entrée.

– Attends, ne t’en va pas, ricanait nerveusement Anna, laisse-moi encore te lire quelques lignes, elles sont toutes à ton honneur, tu jugeras par toi-même… Grâce à l’authentification apportée par Jonathan Gardner, le tableau estimé à deux millions de dollars pourrait atteindre des enchères deux à trois fois supérieures…

Anna le rattrapa dans le hall et le retint par la manche de sa veste, le forçant à la regarder.

– Pour une escroquerie publique de six millions de dollars, elle passera bien dix ans derrière les barreaux et la triste nouvelle pour vous deux, c’est que les prisons ne sont pas mixtes !

Jonathan sentait la nausée le gagner. Il se précipita dans la rue et se courba en deux au-dessus du caniveau. La main d’Anna se posa sur son dos.

– Dégueule mon vieux, vomis-la du fond de tes entrailles. Quand tu auras retrouvé la force de l’appeler pour lui dire que tu ne la reverras plus, que tout ça n’était qu’une passade ridicule et que tu ne l’aimes pas, je veux être là !

Anna tourna les talons et rentra dans la maison. Un vieux monsieur qui promenait son chien s’approcha de Jonathan. Il l’aida à s’asseoir par terre et le fit s’adosser contre la roue d’une voiture en stationnement.

Le labrador, qui n’aimait pas du tout l’état dans lequel se trouvait cet homme assis par terre à sa hauteur, souleva sa main d’un coup de museau et la lapa généreusement. Le vieil homme convia Jonathan à respirer profondément dans le creux de ses mains.

– C’est une petite crise de spasmophilie, dit M. Skardin d’un ton qui se voulait rassurant.

Comme le lui dirait sa femme quand il rentrerait de sa promenade, un docteur, même à la retraite, restait toujours un docteur.

*

Peter l’attendait depuis une demi-heure à la terrasse du café où ils avaient l’habitude de se retrouver. Quand il vit arriver Jonathan, son agacement cessa sur-le-champ et il se leva pour aider son ami à s’asseoir.

– Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda-t-il d’une voix nouée d’inquiétude.

– Qu’est-ce qui nous arrive à tous ? répéta Jonathan le regard perdu.

Et pendant l’heure qui suivit, il raconta à Peter comment en quelques jours sa vie venait de basculer.

– Moi, je sais ce que tu vas lui dire, à Anna. Tu vas lui dire merde !

Peter était si en colère que leurs voisins de table cessèrent leur conversation pour mieux les écouter.

– Elle n’est pas bonne, votre bière ? leur demanda Peter exaspéré.

La famille attablée à côté d’eux détourna le regard.

– Ça ne sert à rien d’être vulgaire et agressif, Peter, ça n’arrangera pas les choses.

– Tu ne ficheras pas ta vie en l’air, même si ce tableau valait dix millions de dollars.

– Il ne s’agit pas que de ma vie, mais de la tienne et de celle de Clara.

– Alors tu te rétractes, tu dis que tu as des doutes quant à l’authenticité et on arrête tout.

Jonathan lança sur la table un exemplaire du Wall Street Journal, puis du New York Times, du Boston Globe et du Washington Post qui avaient tous repris l’information.

– Et c’est sans compter les hebdomadaires qui sortent cet après-midi et les mensuels. Il est trop tard pour faire marche arrière, j’ai signé et remis le certificat d’authenticité à tes associés de Londres. Quand Anna dévoilera ses photos à la presse, le scandale éclatera. Christie’s se portera partie civile, les avocats d’Anna leur prêteront main-forte, et même si nous évitons la prison, ce dont je doute, tu seras radié et moi aussi. Quant à Clara, elle sera ruinée. Plus personne ne mettra un pied dans ses galeries.

– Mais nous sommes innocents, bon sang !

– Oui, mais nous ne serons que trois à le savoir.

– Je t’ai connu plus optimiste, dit Peter en se tordant les mains.

– Je vais appeler Clara ce soir, soupira Jonathan.

– Pour lui dire que tu ne l’aimes plus ?

– Oui, pour lui dire que je ne l’aime plus, parce que je l’aime justement. Je préfère la rendre au bonheur plutôt que de l’entraîner à mes côtés dans le malheur. C’est ça aimer, non ?

Peter regarda Jonathan consterné.

– Alors ça ! dit-il en mettant ses mains sur ses hanches. Tu viens de me pondre une tirade amoureuse qui aurait fait pleurer ma grand-mère, peut-être même moi d’ailleurs si tu avais continué encore un peu. Tu as fait une overdose de pudding à Londres ?

– Ce que tu es con, Peter ! dit Jonathan.

– Je suis peut-être con mais tu as souri, ne me raconte pas de bobards, je t’ai vu ! Tu vois, même dans la panade on va continuer à se marrer, et si ta future ex-femme croit qu’elle va nous en empêcher, on va lui montrer tous les deux que nous avons de la ressource.

– Tu as une idée ?

– Aucune pour l’instant, mais fais-moi confiance, ça viendra !

Peter et Jonathan se levèrent et marchèrent, bras dessus, bras dessous, parcourant les pavés du marché à ciel ouvert. Peter déposa Jonathan au milieu de l’après-midi. Quand il reprit la route, il enclencha son téléphone portable dans le réceptacle du tableau de bord et composa un numéro.

– Jenkins ? C’est Peter Gwel, votre locataire préféré, j’ai besoin de vous, mon cher Jenkins. Pourriez-vous monter dans mon appartement, et regrouper quelques affaires pour moi comme si vous faisiez votre propre valise ? Vous avez la clé, n’est-ce pas, et vous savez aussi où je range mes chemises ? Pardonnez-moi si j’abuse de notre amitié, mon cher Jenkins, mais pendant mon absence, je vais vous demander de rechercher quelques informations en ville pour moi, je ne sais pas pourquoi, mais mon instinct me dit que vous avez un talent de limier caché quelque part. Je serai là dans une heure !

Peter raccrocha juste avant que sa voiture ne s’engage dans le tunnel.

Quand il quitta la résidence Stapledon en début de soirée, il laissa un long message à Jonathan sur son portable.

– C’est Peter, tu sais, je devrais te détester pour avoir en un baiser compromis la vente aux enchères de ma vie, ruiné nos deux carrières et c’est sans parler de ton mariage dont j’étais le témoin, mais paradoxalement c’est tout le contraire. Nous sommes dans un pétrin incroyable et je ne m’étais pas senti d’aussi bonne humeur depuis longtemps. Je n’ai pas arrêté de me demander pourquoi, mais je crois que maintenant je le sais.

Pendant sa communication avec le répondeur de Jonathan, Peter fouillait dans sa veste. Le papier qu’il avait subtilisé à son ami était bien au fond de sa poche.