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Jonathan inspira avant d’entrer sur la scène. Il fut accueilli par des applaudissements, puis le public s’estompa dans une semi-obscurité. Il prit place derrière un pupitre équipé d’une petite lampe en cuivre qui veillerait sur son texte comme une souffleuse ; Jonathan maîtrisait son exposé ; il savait son discours de cœur. Le premier tableau de l’œuvre de Vladimir Radskin qu’il présentait ici ce soir fut projeté dans son dos sur un immense écran. Il avait choisi de faire défiler les toiles du peintre russe par ordre chronologique inverse. Une première série de scènes de campagne anglaise illustrait le travail que Radskin avait accompli à la fin de sa vie écourtée par la maladie.

Radskin avait peint ses dernières œuvres depuis sa chambre, que sa santé lui interdisait de quitter. Il y mourut à l’âge de soixante-deux ans. Deux portraits majeurs de Sir Edward Langton, l’un en pied, l’autre assis derrière un bureau en acajou, représentaient ce collectionneur et marchand de renom qui fit de Vladimir Radskin son protégé. Dix tableaux s’attachaient à traduire avec une sensibilité infinie la vie des pauvres dans les faubourgs de Londres à la fin du XIXe siècle. Seize autres complétèrent la présentation de Jonathan. Bien qu’il ignorât la période exacte à laquelle il les avait réalisées, leurs thèmes renvoyaient à la jeunesse du peintre en Russie. Six de ses premières œuvres, toutes commandées par le tsar lui-même, montraient des personnalités de la cour, dix autres de la seule inspiration du jeune artiste illustraient la misère de la population. Ces scènes de rues furent à l’origine de l’exil forcé de Radskin qui dut quitter précipitamment et à jamais sa terre natale. Alors que le tsar lui consacrait une exposition dans sa galerie personnelle du palais de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg, Vladimir avait accroché certaines de ses peintures qui firent scandale. L’empereur lui voua une haine aussi farouche que soudaine pour avoir dépeint avec plus de fidélité les souffrances de son peuple que l’excellence de son règne. L’histoire racontait que lorsque le conseiller aux affaires culturelles de la cour l’interrogea sur les raisons d’un tel comportement, Vladimir répondit que si l’homme dans sa quête de puissance se nourrissait du mensonge, sa peinture était soumise à la règle contraire.

L’art, dans ses moments de faiblesse, ne pouvait au pire qu’embellir. Le dénuement du peuple russe était-il moins digne d’être représenté que le tsar lui-même ? Le conseiller, qui estimait le peintre, le salua d’un geste amer. Il ouvrit une porte dérobée dans la grande bibliothèque emplie de précieux manuscrits et convia le jeune homme à fuir au plus vite avant que la police secrète ne vienne le chercher. Il ne pouvait désormais plus rien pour lui. Après avoir emprunté un escalier tortueux, Vladimir parcourut un long corridor sombre, telle une sente qui menait à l’enfer. Se guidant dans l’obscurité de ses seules mains qu’il écorchait sur des parois râpeuses, il se dirigea vers l’aile ouest du palais, passant de souterrains où il devait se voûter, en caves aux pierres humides. De vieux rats slaves qui erraient en sens inverse frôlaient son visage, s’intéressant parfois de trop près à cet intrus qu’ils suivaient alors et mordaient aux chevilles.

Lorsque la nuit tomba enfin, Vladimir remonta à la surface et trouva refuge sur le plateau d’une charrette, caché dans une balle de vieille paille usée par les chevaux de l’empereur. Il s’y dissimula pour attendre le lever du jour et fuir le palais à la faveur de l’agitation du matin.

Tous les tableaux de Vladimir avaient été saisis l’après-midi même. Ils brûlaient, alimentant la cheminée monumentale d’un grand banquet que donnait le conseiller du tsar. La fête dura quatre heures.

À minuit les convives se précipitèrent aux fenêtres pour se divertir du spectacle qui leur était offert dans l’enceinte du palais. Tapi dans l’ombre d’une alcôve, Vladimir assista à un assassinat. Sa femme Clara, arrêtée dans la soirée, fut entraînée par deux gardes jusqu’au lieu de son supplice. Dès qu’elle apparut dans la cour, ses yeux ne quittèrent plus les étoiles. Douze fusils se levèrent. Vladimir supplia le ciel pour qu’elle détourne son regard et croise une ultime fois le sien. Elle n’en fit rien, elle inspira profondément, douze coups de feu claquèrent. Ses jambes s’abandonnèrent et son corps déchiré s’effondra sur la neige épaisse et maculée. L’écho de son amour s’évada par-delà le mur d’enceinte et le silence régna. À la lumière de la douleur qui l’étreignait, Vladimir découvrit que la vie était plus forte que son art. L’accord parfait de toutes les couleurs du monde n’aurait pu dépeindre sa peine. Cette nuit-là, le vin qui coulait à flots sur les tables allait pour lui se mêler au sang perdu du corps de Clara abandonné à la mort. Des ruisseaux rouge carmin firent fondre le manteau blanc et dessinèrent des épigraphes sur les pavés dénudés qui pointaient leur tête sombre comme autant d’éclats noirs dans le cœur du peintre. Vladimir emporta en mémoire l’une de ses plus belles œuvres qu’il réalisa à Londres dix années plus tard. Il reconstitua au fil des années d’exil celles de sa période russe détruites, en les modifiant car plus jamais Vladimir ne peignit de corps ou de visage de femme et plus jamais la moindre touche de rouge n’apparut dans sa peinture.

La dernière diapositive s’effaça de l’écran. Jonathan remercia l’assemblée qui saluait sa conférence par de nombreuses ovations. Les applaudissements semblaient peser sur ses épaules comme autant de fardeaux qui tourmentaient sa discrétion. Il se courba, et caressa la couverture de son dossier, redessinant du doigt le pourtour des lettres qui formaient le nom de Vladimir Radskin. « C’est toi qu’ils saluent, mon vieux », murmura-t-il. Les joues empourprées, il ramassa sa sacoche et salua une dernière fois l’assistance d’un geste de main maladroit. Dans la salle, un homme se leva et l’interpella, Jonathan serra sa sacoche contre sa poitrine et fit de nouveau face au public. L’homme se présenta à haute et claire voix.

– Frantz Jarvitch, de la revue Art and News. Monsieur Gardner, trouvez-vous normal qu’aucun tableau de Vladimir Radskin ne soit exposé dans un grand musée ? Pensez-vous que les conservateurs le négligent ?

Jonathan se rapprocha du microphone pour répondre à son interlocuteur.

– J’ai consacré une grande partie de ma vie d’expert à faire connaître et reconnaître son travail. Radskin est un très grand peintre, mais comme beaucoup d’autres, ignoré de son temps. Il n’a jamais cherché à plaire, la sincérité est au cœur de son œuvre. Vladimir s’efforçait de peindre l’espoir, il s’intéressait à ce qu’il y a de vrai chez l’homme. Cela ne lui attirait pas les faveurs de la critique.

Jonathan releva la tête. Son regard semblait soudainement ailleurs, attiré vers un autre temps, un autre lieu. Il se libéra du trac, et les mots se délièrent comme si le vieux peintre, en lui, se remettait à l’ouvrage avec son propre cœur pour chevalet.