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— Rien que du rêve. Elle est à vous ?

— Non, murmura Schneider.

Il avait froid dans les os et les mâchoires soudées. Le gosse lui laissa tomber le trousseau dans la main. Il ne pensait pas à mal en lui souhaitant une bonne soirée. Peu de gens pensent forcément à mal en vous souhaitant une bonne soirée, ou une bonne nuit. Ou une bonne année. Ou quoi que ce soit de bon. La plupart se bornent à s’en foutre. Schneider se rappela la voix de cette femme qui lui avait confié en affectant un tempo de blues indolent, un soir de biture, sur le pont d’un voilier qui faisait route vers les Açores. Des voiles rouges dans le soleil couchant.

— Tout le monde s’en branle, mon pote, tout le monde s’en branle, qu’on vive ou bien qu’on meure.

Il y avait des rires, de la musique et un brouhaha somme toute discret. Des rires de femme, des éclats d’homme important. De grands appels confus et des conversations qui ne se répondaient pas. Les grands braillements et les gloussements, les éclats de rire énervés, ce serait pour plus tard, aux petites heures, mais ce serait le lendemain et tout cela n’aurait plus d’importance Schneider avait laissé son trench au vestiaire. Il avait allumé une cigarette. Schneider n’était personne. Il déambulait entre les groupes. Il ne voyait personne. Il savait qu’il était en descente et il avait l’impression de tomber de sommeil, bien qu’il sût qu’il ne pourrait pas dormir avant un bon moment. Il lui semblait marcher sur des tapis de coton. À un moment, il perçut le piano-bar à travers les cloisons. Un type aux dents de lapin y massacrait du ragtime en pure perte. Mauvais comme un cochon, sans le moindre feeling. Toutes les notes y étaient, mais vides et sèches et sans vie. Des notes de comptable, de la musique de bastringue. Cotton Club. Le flic s’était dirigé vers le salon. Les vitres s’étaient remises à trembler sous les bourrasques.

Schneider avait froid et il souffrait. Trop de chocs sourds en trop peu de temps. Il y avait eu le visage de l’inconnue entrevu un centième de seconde. Puis quelques instants plus tard ce regard étonné, suspendu à rien, qui avait semblé pourtant vouloir lui dire quelque chose. Ou pas. Schneider n’était pas homme à se monter la tête. Ava Gardner, dans La Comtesse aux pieds nus. La femme était en main et n’avait visiblement pas l’habitude des talons hauts. Il savait qu’il n’avait aucune chance. Il s’était dirigé vers le bar, où il avait absorbé deux Johnny Walker presque coup sur coup, des gestes sans joie et sans plaisir.

D’ordinaire, l’alcool calmait la souffrance.

D’ordinaire, mais pas toujours.

Pour un peu, il aurait eu envie de mordre.

— Bonsoir, Schneider, avait alors égrené une voix vaguement narquoise près de son épaule.

Schneider avait tourné la tête.

— Je vous ai aperçu dès que vous êtes entré, dit Marina. Vous aviez l’air perdu. Vous reprenez un verre ?

Il fit oui de la tête. Il y avait toujours cette souffrance, tapie dans son coin.

— Je ne pensais pas que vous viendriez, dit Marina. Tous ces gens, tout ça. Tout ça ne vous ressemble pas.

— Ne poétisez pas. Rien qu’un baltringue.

— Je ne crois pas.

Elle lui avait pris le bras, un peu au-dessus du coude. Contre le flanc du policier, elle avait senti le pistolet dans son étui. Tom possédait la même arme, un lourd automatique en acier terne, qu’il avait gardé après l’Algérie.

— Je sais qui vous êtes.

Elle l’observait avec une étrange gravité. Elle avait besoin de parler, même pour ne rien dire. Surtout pour ne rien dire. Elle murmura pensivement :

— Vous me prenez pour quoi ? Une salope ? Une pute de haut vol ? Une gagneuse qui a fini par tirer le gros lot ?

— Non, dit Schneider.

— Ça ne vous est jamais venu à l’esprit que tout homme dans sa vie peut avoir droit un jour à un instant de bonheur ? Un homme ou une femme ? (Elle rapprocha le pouce de l’index à se toucher, devant les yeux.) Rien qu’une toute petite part de ciel bleu.

— Non, répéta Schneider.

Elle le scruta :

— Vous ne m’aimez pas, Schneider. Pourquoi ? Parce que vous pensez que je fais les poches de Tom ?

— Non, murmura Schneider avec amertume.

Personne ne pourrait jamais lui faire les poches : Tom en avait trop et la plupart étaient hors de portée du commun des mortels.

— Alors, c’est peut-être que vous n’aimez personne.

— Peut-être, admit le policier.

Marina avait de très beaux yeux au bleu très doux, presque incolore, et qui avaient tendance à se perdre souvent dans le lointain.

— Je sais ce qu’on dit sur lui et moi, mais j’aime Tom et je crois qu’il m’aime. On dit qu’il m’a achetée dans Elle ou dans Penthouse, ou dans je ne sais quoi, un salon de massage, mais je pense que ce n’est pas vrai. Je ne pense pas que Tom m’ait achetée. (Elle avait eu comme un sanglot sec. Elle n’avait pas l’air d’avoir bu. Marina ne buvait pas. Elle ne se camait pas. Elle ne couchait pas en contrebande. Schneider l’observa par-dessus son verre. Il attendait la suite, mais ce qui vint le prit au dépourvu.) Je voudrais vous présenter quelqu’un. (Elle rit comme on arpège.) Quelqu’une serait plus exact.

— Essayez pas de jouer les mères maquerelles, coupa aussitôt Schneider d’un ton cassant. C’est un rôle qui ne vous va pas. Les conneries de ciel bleu non plus. Où est Tom ?

Elle lui lâcha le bras, sans le quitter des yeux.

— Il vous attend dans son bureau. Où voulez-vous qu’il vous attende, à part dans son bureau ?

Schneider entra sans frapper, referma la porte capitonnée dans son dos. Nul bruit ne provenait de l’extérieur. Monsieur Tom avait fait insonoriser le bureau. Régulièrement, un spécialiste en détection électronique en assurait l’inspection. Il fit signe :

— Sit down, Schneider.

Schneider se laissa tomber dans un fauteuil en face de lui. Tom se tenait dans la lumière de sa lampe de bureau. Il était resté bel homme, dans un registre mastoc. Bronzé dans la masse, trop de jonc sur lui, certes, et la chemise blanche trop ouverte sur un torse puissant et broussailleux, les poignets épais et les mains courtes, mais à soi tout seul l’homme dégageait une impression de puissance, une faculté d’entraînement indéniables. Avant de devenir ce qu’il était devenu, Monsieur Tom avait été l’un des plus brillants et implacables officiers parachutistes de sa génération. On prétendait sous le manteau qu’il usait de méthodes très expéditives à l’égard de l’ennemi, mais nul n’avait jamais pu le prendre sur le fait.

Il n’avait eu aucun mal à se reconvertir au retour à la vie civile.

— Un verre ?

— Non, refusa Schneider en sortant une cigarette. J’ai eu mon compte.

Monsieur Tom sourit :

— Tu as toujours eu l’art subtil de faire chier, lieutenant. Long time no see. On peut pas dire que tu as enflé, depuis le temps. Toujours aussi maigre que quand tu droppais le djebel.

— Motif de la convocation ? s’enquit Schneider en refermant le capot du Zippo, qui claqua sèchement.

Une grimace de colère traversa le lourd visage de Monsieur Tom et s’effaça presque aussitôt. Tom avait tenu Schneider sur les fonts baptismaux de l’armée. C’est à lui que le flic devait de ne pas être passé en cour martiale. C’est Monsieur Tom qui était parvenu à étouffer l’affaire. Outre ses indéniables qualités d’officier, il pesait déjà son poids. On comptait déjà un Thomassot en tant que fourrier général dans les armées napoléoniennes.