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— On est en compte, toi et moi, rappela-t-il de sa voix sourde.

— Rien du tout, dit Schneider.

— Tu as la mémoire courte, Schneider. Tu veux que je te rappelle ?

— Non, dit Schneider.

— Tu es sûr que tu ne te souviens pas ?

— Non, répéta Schneider.

— Elle se tenait au milieu de la pièce. Elle était à poil comme ça lui arrivait souvent. Bien sûr qu’elle baisait à tout va et bien sûr qu’elle s’en cachait pas. Elle allait même jusqu’à Hambourg ou ailleurs se faire tirer par des biques et des blacks. Ça la prenait tous les deux, trois mois. Et alors ? Elle me revenait à chaque fois, fraîche comme une rose. Elle m’aimait. Le reste du temps, c’était quelqu’un comme les autres, c’était toi et moi, je veux dire… Quelqu’un de normal, qui allait aux réunions de parents d’élèves, qui élevait bien sa fille… Elle faisait gaffe pour couvrir ses conneries, elle s’arrangeait toujours pour aller bombarder loin de sa base…

Schneider fumait en gardant le silence. Il avait les jambes étendues et les chevilles croisées. Monsieur Tom se versa un verre. Il ressassait des choses mortes qui n’avaient plus de raison d’être. Il observa Schneider à travers le whisky.

— Un jour, elle a cessé d’aller à Hambourg. Elle a cessé de se faire mettre de droite et de gauche. Elle a cessé de m’aimer. Elle est revenue. Elle m’a raconté franchement qu’elle venait de rencontrer un type. Un jeune type.

— À quoi ça sert, Tom, coupa Schneider.

Il se leva quand même et alla se servir. Il resta le verre à la main, debout au milieu de la pièce.

— C’est fini, dit-il avec toute la douceur dont il se sentait capable. Elle est partie, et rien ni personne ne pourra jamais la faire revenir.

Monsieur Tom se prit le front dans les mains. Il y avait eu un Thomassot chez Napoléon, un autre plus tard qui avait fait fortune en même temps que les Pereire. Un autre ensuite, le père de Tom lui-même qui, grâce à la spoliation des biens juifs, avait acquis en 1941 l’hôtel particulier que la famille avait habité presque continuellement depuis. Il dit, sans voir :

— Qu’est-ce que ça t’aurait coûté ? Françoise était une femme superbe et elle baisait comme une déesse. En plus, c’était pas quelqu’un de collant et elle avait oublié d’être idiote. Alors ? Ça t’aurait coûté quoi ?

Schneider garda le silence. Il paraissait avoir oublié la cigarette qu’il avait entre les doigts. Coûté quoi ? Françoise nue qui lui propose la botte. Elle avait bu. Elle s’était mise à boire de plus en plus, à se faire des kilomètres de rail les derniers temps. Jamais elle n’avait bu de toute sa vie. Elle était trop saine, trop vivante, trop sportive pour en avoir besoin. Elle aimait trop la vie. Leurs dernières vacances ensemble, ils les avaient passées la plupart du temps à lézarder nus tous les trois sur le voilier de Tom. En rentrant, quelque chose s’était mis à la bouffer de l’intérieur, quelque chose qu’elle redoutait encore plus que l’alcool. Il n’avait qu’un geste à faire, qu’il avait soi-disant déjà fait plusieurs fois avec bon nombre de femmes. Il ne l’avait pas fait. Elle avait demandé :

— Pourquoi ? Pourquoi ?

— Parce que je ne t’aime pas.

La mémoire nous joue des tours, elle brode et enjolive, et on ne se rappelle que rarement le texte, ce qu’on a dit ou pas et comment on l’a dit, mais Schneider se souvenait au mot à mot. Parce que je ne t’aime pas. Il était sorti sans se retourner en refermant sur lui. La femme n’avait même pas pris la peine de se rhabiller. Elle avait ouvert un tiroir dans son dos. Elle était arrivée à l’extrême bout, mais il ne le savait pas. Dans sa fureur, elle n’avait même pas remarqué la gamine qui était entrée pour lui montrer ce qu’elle appelait sa tenue de princesse, une robe de satin rose ornée d’une profusion de perles et qu’elle allait inaugurer au réveillon. Elle venait d’avoir douze ans, et elle avait un large sourire plein de fierté, malgré l’appareil dentaire qu’elle portait et qui revêtait l’apparence d’un instrument de torture. Peut-être que si elle avait remarqué la présence de sa fille, elle se serait comportée de même.

Schneider avait entendu la détonation et ressenti comme un effet de souffle entre les omoplates.

La femme venait de se tirer une balle dans la bouche.

La lente et lourde ogive de .45 lui avait emporté l’arrière du crâne.

Le long du mur, il y avait des giclures de sang, des esquilles d’os, des cheveux et des débris de matière cérébrale qui dégoulinaient lentement. Il y en avait jusque sur le plafond.

Le bébé ne vagissait plus. Il avait fini par s’endormir sur le ventre avec le croupion à l’air et ses petites pattes repliées, les poings fermés avec force sur l’oreiller. Il s’expliquait avec le sommeil tout en fabriquant toutes les protéines nécessaires à sa croissance. Durant huit mois, ils avaient prévu une petite fille diaphane, délicate et frêle à l’image de sa mère. Jusqu’au dernier moment, ils avaient refusé de connaître le sexe de l’enfant à l’avance. Entre eux, ils l’appelaient La Grenouille tout le temps À l’arrivée, ils avaient hérité un robuste poupon monté lourd, costaud et placide, qui passait son temps à vagir pour la bouffe, à se goinfrer et à se rendormir aussitôt. La Grenouille était devenue Petit Crapaud. Minnie l’avait eu sur le tard et elle savait qu’elle n’aurait pas de seconde chance. Elle voyait déjà en lui un grand garçon comme son père, bien bâti, avec les épaules étroites, de longues jambes et les hanches étroites. Probablement aussi doux, fort et décidé, mais certainement pas un flic.

Tout sauf un flic.

Minnie ne connaissait que trop bien les longues nuits d’absence, la peur qui la prenait souvent à l’improviste, la peur qu’un jour il ne rentre pas. Elle connaissait l’angoisse et l’attente. Minnie savait aussi trop bien le genre d’humanité que Meunier côtoyait, le genre de faune qui grouillait de chaque côté de la barrière. Minnie regardait machinalement un film sur le moniteur du salon tout en tisonnant les bûches dans la cheminée. Le vent grondait dans le conduit avec la sourde intensité d’une turbine d’avion au point fixe. C’était du bois de cèdre que Meunier avait débité à la tronçonneuse tout un week-end de juillet, après qu’un orage l’avait abattu en travers de la pelouse. Un instant auparavant, le cèdre se dressait à la place qu’il occupait depuis presque deux cents ans. L’instant d’après, il était au sol dans un fracas qui les avait tirés du lit.

Le lendemain même, Meunier avait enfilé un bas de survêtement et de vieilles baskets informes. Il faisait encore lourd et humide. Torse nu, il s’était mis à ébrancher l’arbre avec une Husqvarna toute neuve et des airs de Rambo. Il y avait laissé deux lames, huit litres de mélange, et presque autant de sueur. Il y avait récolté un nombre considérable de contusions, d’estafilades et d’écorchures. Meunier n’avait aucune idée de l’attrait sexuel qu’il était capable d’exercer sur une femme — ou sur un homme, le cas échéant.

Sans lui laisser le temps de finir, Minnie s’était approchée sur la pointe des pieds, elle lui avait enlacé la taille, et avait posé sa joue contre son dos qu’elle avait picoré de baisers rapides en riant à part soi. Goût salé. Sciure de bois. Senteur de résine. Son pâtre grec, son bûcheron, l’homme qu’elle aimait et dont elle était fière — fière même de certains regards qu’elle surprenait à son passage. Elle était fière de marcher à son bras. Le bûcheron s’était retourné et l’avait soulevée sans grand effort. Il l’avait emportée dans ses bras. Il avait ouvert la porte d’un coup de pied de comédie. Minnie n’avait cessé de lui donner tout un tas de petits coups de langue vifs et avides sur les tétons. L’amour peut parfois revêtir le tour d’une bouleversante alchimie, dès lors qu’on décide de ne plus le considérer comme une simple discipline gymnique. Meunier l’avait laissée tomber en vrac sur le lit. Le reste de l’après-midi avait été consacré à l’alchimie. Minnie était intimement certaine que c’était ce jour-là qu’ils avaient fabriqué le petit crapaud qui s’expliquait avec le sommeil dans son berceau.