Monsieur Tom était le dernier représentant d’une dynastie qui régnait sur la ville depuis plus de deux siècles. Pour rien au monde, Schneider n’aurait voulu subir ce qu’il endurait.
— So what ? demanda-t-il.
À présent, il avait hâte d’en finir.
— Il y a deux mois, les Hauts Murs m’ont appelé. Elle avait disparu. Un jeune type était venu la chercher. Quelqu’un qu’elle aurait connu ici, pendant ses années lycée. Aucune idée du saint-bernard. L’état de la malade était considéré comme stable depuis plusieurs mois. Elle bénéficiait donc d’un statut de semi-liberté. Elle est partie, elle n’est pas revenue.
— So what ? répéta Schneider d’une voix sourde.
La gorge le faisait souffrir. Les coudes. Les os de la face. L’endroit du dos aussi, là où la balle de fusil était entrée et ressortie pour aller se perdre au loin, en ricochant sans fin dans la pierraille. Il y avait ainsi des additions qu’on n’en finissait donc jamais de payer.
— J’ai mis un cabinet de police privée sur l’affaire, reconnut Tom. Naturellement, ça n’a rien donné. Ils ont perdu leur trace à la sortie de l’aéroport Bâle-Mulhouse. Plus jamais remontés à la surface.
Schneider s’abstint de commentaires. Tom s’accouda subitement au bureau. Celui qui présidait en premier et dernier ressort aux destinées des conseils d’administration — et autres. C’en était fini des attendus, on parvenait au moment du verdict. Schneider comprit que c’en était fini de rire.
— Elle va revenir en ville, gronda Tom. Je ne sais ni où ni quand, mais je sais qu’elle va revenir. Elle n’a pas d’autre endroit où aller. Trouve-la. Trouve-la avant qu’elle ne refasse d’autres conneries.
Il sortit une grosse enveloppe de son sous-main, la fit glisser en direction de Schneider.
— Tu as tout ce qu’il faut là-dedans. Rapports de filature. Photos, états bancaires. Trouve-la, Schneider.
Schneider se pencha à peine, posa l’index et le majeur sur l’enveloppe.
On pouvait penser qu’il allait s’en saisir. Il la repoussa en direction de Tom.
Il dit, d’une voix rêche et désagréable :
— Pas preneur. Il y a des services de police pour ça. On les appelle les Personnes disparues, tu te rappelles ?
Il écrasa sa cigarette et pivota sur les talons. Il sortit et referma la porte sur lui sans s’être retourné un seul instant.
Meunier enfilait une vieille veste de treillis. Celle qu’il mettait souvent pour ses rondes de nuit. Pratique, imperméable, avec assez de poches pour contenir tout le fourniment du flic. Il se pencha sur le berceau. Petit Crapaud remuait en dormant, en agitant son petit bec. Il se trouvait à présent juste tout près de la surface du sommeil, en passe d’émerger. Meunier consulta sa montre.
— Petit Crapaud bouge, ça va être l’heure.
— Je devine, dit Minnie dans son dos en se massant vigoureusement les seins.
— On dirait presque qu’il a une pendule dans l’estomac.
— Il a une pendule dans l’estomac.
Il se retourna. Minnie, qui était dotée d’ordinaire d’une cage thoracique de serin, dissimulait à présent une opulente poitrine sous d’amples chandails informes. Parfois, Meunier doutait presque que cette chose impressionnante lui appartînt personnellement. Elle avait pu lui être livrée en douce peu après la naissance du bébé.
Minnie remarqua machinalement :
— Tu sors ?
— Pas plus d’une demi-heure, sourit Meunier.
Un sourire tendre et doux qui frappa la jeune femme au bas-ventre.
Elle le scruta avec appréhension.
— Tu es chargé*, hombre ?
Il écarta ses pans de blouson. Pas la moindre arme apparente ou cachée.
— Armé ? Pour quoi faire ? Une simple vérification. Une demi-heure, trois quarts d’heure. Après je rentre et on réveillonne. Et ensuite, pour fêter la nouvelle année…
— Pour fêter la nouvelle année ?
Il lui avait pris la taille comme pour l’entraîner dans quelque valse étourdissante.
— Alchimie.
Il fallait bien qu’un homme parte, pour qu’un jour il ait une chance de revenir.
Schneider descendait les marches en tapotant machinalement la lourde rampe en chêne du plat de la main. Il ne faisait attention à rien, perdu ailleurs. Marina l’attendait en bas. Elle leva les yeux :
— Vous l’avez vu ? Il est comment ?
— Égal à lui-même, déclara Schneider sans se compromettre.
Le policier se battait contre ses fantômes, Tom avec les siens. Ni l’un ni l’autre n’avait la moindre chance de gagner et Marina encore moins qu’eux : elle avait à se battre non pas contre quelque rivale vivante, elle avait à se battre contre une morte. Personne ne peut gagner contre une morte. Marina se plaignit d’une voix sourde :
— Il boit de plus en plus. Ça ne se voit pas parce qu’il tient le choc. Il boit trop.
— Combien ?
— Une bouteille. Une à deux par jour. Ça a commencé par une sorte d’alcoolisme mondain. Les cocktails, les réceptions, toutes ces choses qui font partie de la règle du jeu. Maintenant, nous ne recevons presque plus et Tom boit seul dans son bureau. De plus en plus.
Schneider garda le silence.
— Même le pince-fesses de ce soir, c’est du flan. Je ne suis pas sûre qu’il va descendre cinq minutes. Tom a même cessé d’être poli. (Elle dit, d’un ton de pure dérision.) Cotton Club.
— Je croyais que c’était votre idée.
— Non, murmura la jeune femme. C’était la sienne. Comme s’il avait voulu dire quelque chose. Tom veut toujours dire quelque chose.
Il gardait toujours le silence, elle leva les yeux et constata :
— Vous partez ?
— Oui, dit Schneider. Je prends la permanence criminelle à une heure.
Elle consulta sa montre. Il restait un peu plus de trois heures. Elle retroussa les lèvres :
— Dites plutôt que vous vous emmerdez.
— Quelque chose dans ce goût-là, sourit Schneider.
À cet instant précis, il ne ressentait pas le besoin de faire mal inutilement.
Le pianiste aux dents de lapin était parti s’artiller au buffet. Pause syndicale. Il n’y avait rien à y redire. En passant, Schneider vit que le piano était resté ouvert. On ne laisse pas le clavier d’un Steinway & Sons blanc ouvert, ne serait-ce que cinq minutes. On recouvre les touches d’un feutre pourpre et on referme. C’est ce que Schneider avait eu instinctivement l’intention de faire avant de sortir de la pièce. Puis, en s’approchant, quelque chose s’était emparé peu à peu de lui, de sa nuque, de ses omoplates, puis de ses mains. Quelque chose de doux et de presque langoureux, et pourtant de parfaitement inexorable. Il s’était assis. Il avait une cigarette entre les doigts. Il avait approché le cendrier.
Il était resté une grande minute les mains à plat sur les cuisses, le torse un peu penché.
Schneider savait qu’il n’aurait jamais fait un grand concertiste, tout juste un sideman potable. Il avait hésité, puis lentement, pensivement, il avait plaqué un accord, puis deux, puis un court arpège étranglé à la main droite, et le reste était venu tout seul, comme un écheveau lancinant qui se dévide. Le blues, c’est parfois comme un grand train de marchandises au sifflet déchirant, qui gronde en cahotant dans la pluie et dans la nuit. Il semble qu’il ne vienne de nulle part pour aller nulle part.