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Schneider jouait lentement, pensivement.

Rien qui fût forcément blessant.

Schneider se rappelait les paroles. Les paroles racontaient sans fioritures combien c’était dur, au crépuscule, combien c’était dur d’être seul, quand le soleil descend. D’être seul et d’aimer quelqu’un, quand ce quelqu’un aime quelqu’un d’autre. La souffrance s’était atténuée, malgré l’amertume du blues. Un blues est amer juste comme peuvent l’être la mer et le ciel au crépuscule, et de tout le reste, comme de nous tous, le blues s’en fout éperdument. Schneider reprit la longue intro du Blues In the Evening de Ray Charles. avec un touché à la fois intense et subtil, imperceptiblement ralenti et très capable de susciter une rage de dents.

Les notes avaient quelque chose de très digne et de très direct, elles étaient remplies aussi d’une grande retenue et d’une tristesse palpable. Schneider n’avait pas bu au point de perdre tout contrôle de lui-même. Assis au piano, il n’y avait plus qu’un maigre type en complet gris des années quarante, un traîne-lattes qui n’avait pas l’air de manger tous les jours à sa faim. Le complet était défraîchi, de même que la chemise à la coupe militaire et la cravate filiforme, mais le tout semblait provenir de chez un bon faiseur. Ou des portants d’un bon costumier.

Le traîne-lattes aux yeux creux était penché sur le clavier, la tête inclinée sur l’épaule gauche comme s’il tendait l’oreille à ce que le piano racontait. Il avait cessé d’être là. Il n’avait pas besoin de regarder les touches, le clavier lui appartenait désormais en entier, de même que les deux tiers du monde habité.

La femme à la bouche en colère était entrée sans qu’il s’en rendît compte. Elle était venue s’accouder au piano, comme en apnée. Beaucoup trop de poitrine, certainement. Elle tenait une fleur de gardénia entre les doigts. Elle l’avait portée dans l’échancrure de sa robe, entre les seins, et l’agrafe avait cédé. Elle avait eu juste le temps de la ramasser au vol. Sa bouche n’était plus en colère. Son visage, subitement, paraissait engourdi. Elle regardait avec fascination les grandes mains sur le clavier, leur souple aisance, leur précision, et elles semblaient n’appartenir à personne. Elle sentait ces mains sur sa peau, elle ne parvenait pas à tout démêler et peut-être ne le voulait-elle pas. La musique, le traîne-lattes en complet gris, ces grandes mains maigres. Elle imagina un instant qu’elles se posaient sur sa taille. Les reins lui brûlaient. Elle savait ce que cela signifiait. Ces tressaillements presque douloureux qui accompagnaient chez elle la montée de l’orgasme. Elle n’aurait pas voulu que cela finît. Pas avant qu’elle-même n’en eût terminé.

Penchée en avant, elle avait frotté les genoux l’un contre l’autre, comme pour combattre une démangeaison. Le crissement des bas avait suffi pour que Schneider revienne à lui. Il avait relevé la tête. Aussitôt, elle avait encaissé de plein fouet le regard de ses yeux gris. Il n’avait pas encore tout à fait repris conscience. Elle rit à contretemps et s’étonna d’une voix un peu trouble :

— Vous êtes capable de faire des trucs comme ça, vous, Schneider ?

— Ça et bien d’autres choses. Comment savez-vous mon nom ?

— Marina.

— Vous connaissez Marina ?

— Oui. Vous savez, on est une petite ville, ici, tout le monde se connaît plus ou moins.

— Évidemment, fit Schneider.

Subitement, il cessa de jouer. Il cessa aussi de fuir le regard de la femme. Subitement il y eut trop de silence. Tous les deux savaient que ce qu’ils disaient n’était que pure diversion. Le reste, le bois dur, ce pour quoi on vit ou on meurt et parfois les deux, avait commencé à bouger dans la nuit, sans que l’un ou l’autre n’y puisse rien.

La question n’était plus oui ou non, mais où et quand.

Schneider savait qu’il avait tout à y perdre. Il ne pouvait cependant pas la quitter des yeux. Il alluma une Camel. Subitement, la femme fut toute proche. La robe avait un peu glissé sur son épaule dénudée. Schneider faillit tendre les doigts. Elle lui prit la cigarette, en tira deux rapides bouffées et la lui remit à la bouche, avec un peu de son rouge à lèvres un peu gras. Il se leva lentement. Elle ne recula pas d’un millimètre. Elle portait Fath de Fath, et pourtant il émanait d’elle une senteur de tourbière en plein été, quelque chose de capiteux et de violent.

Et, subitement, de la fleur fanée, elle lui frôla la joue.

— Tapez pas trop fort, murmura Schneider avec désarroi.

Elle refit le même geste, plus lentement. De plus près. Presque à se trouver contre lui.

Elle le dévisagea, la tête un peu penchée.

— Ça vous est déjà arrivé d’aller au zoo de la Colombière ?

Il y était déjà allé. Et avait détesté ça. Il avait dû rester deux jours de suite en planque, en plein été près des cages, dans le cadre d’une affaire de braquage qui n’avait abouti à rien. Rien ne pue autant qu’un zoo en plein été. Un zoo qui n’avait de zoo que le nom. La jeune femme murmura — on aurait dit qu’elle se parlait à l’intérieur, ses yeux ardoise d’une curieuse et insondable opacité, subitement.

— Il y a un loup gris. Un loup de Sibérie. Il tourne seul dans sa cage de dix ou quinze mètres carrés. Je ne l’ai jamais vu autrement que seul depuis des années.

Schneider bougea la tête.

La jeune femme ne se trompait pas : la cage faisait dix-huit mètres carrés. Elle était exactement rectangulaire. L’enceinte grillagée avait été construite à l’image de celle d’un camp de prisonniers. Elle faisait une hauteur de trois mètres cinquante, avec du barbelé au sommet et des piques de fer disposées vers l’intérieur de manière à ce qu’il fût strictement impossible de s’évader. À force, depuis des années, à force de tourner en rond le long du grillage, l’animal avait fini par tracer une espèce de piste en terre nue, dure et tassée. Une sorte de parcours obligé. Il savait sans doute qu’il avait pris perpétuité, ça ne l’empêchait pourtant pas de chercher la sortie, jour après jour, du même pas. L’animal avait les yeux clairs, d’un bleu presque livide, aussi affamés que désespérés.

Elle observa :

— Vous ne le savez pas, Schneider. Vous ne le savez pas, mais vous avez le même regard que lui.

— Tapez pas trop fort, supplia-t-il. Ça ne donnerait rien de bon.

Elle posa la paume de la main contre son cou.

Schneider ressentit une sourde brûlure.

— Schneider.

Une brûlure qui remontait à l’Âge des Ténèbres.

Il frissonna. On se croit très fort. On se pense indemne. On ne l’est jamais.

— Schneider, emmenez-moi.

4

Minnie avait donné le sein, les deux seins, au Petit Crapaud. Puis elle l’avait porté à l’épaule jusqu’au burp final qui n’avait guère tardé. Ensuite, elle lui avait donné le bain et l’avait changé. Elle ne manquait jamais d’être impressionnée par l’ampleur de son coffre et la vigueur de ses bras grassouillets qu’il agitait en tous sens. Un gros bébé potelé et placide. Parfois, il dardait sur elle un regard bleu foncé, silencieux et sagace, qui semblait provenir de la pièce d’à-côté. Minnie avait l’impression qu’il en savait déjà plus long qu’on ne pensait. Elle l’avait installé sur le divan et calé avec des coussins. Petit Crapaud considérait le monde alentour avec un regard de type un peu pompette.

Minnie avait rechargé le feu. Le vent grondait toujours dans le conduit de cheminée et les bûches claquaient et crépitaient. Elle était allée dans la cuisine. Elle avait transféré l’oie qui avait fini de cuire, du four dans le micro-ondes. Le minuteur indiquait qu’il n’allait plus tarder à être minuit. Bonne année, bonne santé. Elle s’était fabriqué un martini gin et l’avait bu pensivement en prêtant l’oreille à Petit Crapaud. Meunier et elle buvaient seulement une ou deux fois par an, et seulement pour de très grandes occasions : au diable les varices, ce genre de folies se payaient le lendemain par une dizaine de kilomètres de course de plus, dans les collines autour du lac. Elle revint dans le salon, verre en main.