Petit Crapaud dormait à poings fermés.
Pour des raisons que Minnie ne démêlait pas bien, elle alla remettre Taxi Driver.
Pas de son, uniquement les images.
Minnie sentit que le martini commençait à faire de l’effet, pas seulement dans l’estomac, mais à cause de la chaleur qui était en train de monter un peu plus bas, un peu au-dessus de l’endroit où les jambes prennent naissance et que Meunier appelait son Triangle des Bermudes. Son Triangle des Bermudes personnel.
Sur un point, Meunier ne lui avait pas menti : elle remarqua sur le manteau de cheminée, à l’endroit où il les laissait d’ordinaire, son porte-cartes et ses menottes, sa bombe de défense, de même que son portefeuille et le foutoir de ses poches — tout ce dont il se débarrassait tout de suite en rentrant, avant même de l’embrasser pour, disait-il, redevenir un civilisé.
Elle consulta sa montre. Meunier était parti depuis plus de quarante-cinq minutes. Comme tout bon flic, il pratiquait des horaires de dentiste. Minnie s’en amusa vaguement. Il avait parlé d’une simple vérification et n’était même plus en service. Elle posa son verre sur la table basse, se passa les mains sur les flancs. Uniquement sur les flancs. Ailleurs, c’eût été trop risqué. Ou trop prématuré. De même qu’un second martini.
Elle reporta les yeux sur l’écran silencieux.
Piètre palliatif.
Alors, elle alla recoucher le bébé, qui dormait comme une masse. Elle tira sur la ficelle de la boîte à musique au-dessus du berceau. La mélodie grêle et cristalline était celle d’Un jour mon prince viendra.
Il était minuit moins six.
Le temps parfois s’étire comme un élastique qu’on tend devant sa figure, et ne tarde jamais à vous revenir en pleine gueule.
Le dos tourné, en préservant le micro du vent avec la paume, Schneider téléphonait depuis une cabine, le long de laquelle la Conti était stationnée. Le moteur tournait sans bruit. À son époque, la longue berline avait été l’une des voitures les plus puissantes, les mieux fabriquées et les mieux finies du monde. La jeune femme dans la voiture allumait une Dunhill avec un briquet Dupont aux flancs laqués d’un bleu profond, assortis à la couleur de ses yeux. D’un bleu profond, presque opaque, tant ils étaient sombres et pensifs.
Charles Catala avait son ton de voix habituel, mais le fond sonore trahissait un rythme de lambada. Il y avait des cris, des rires et une ambiance d’allégresse qui n’avait rien d’inattendu ou de répréhensible un soir de réveillon. Schneider avait cessé de rire, ça n’était pas une raison pour le reprocher aux autres. Pour autant qu’il pouvait en juger, Charlie ne semblait pas très alcoolisé. Normalement alcoolisé pour un soir de permanence. Schneider demanda :
— No news ?
— Rien du tout, fit Charles Catala. Relax, Schneider, on est juste le 1er janvier. Dans six minutes.
Schneider en jugea immédiatement que son jeune lieutenant était un tout petit peu plus alcoolisé qu’il ne l’avait estimé initialement. À l’autre bout du fil, il y eut un brusque charivari, une femme, elle bien bourrée, s’enquit :
— C’est Schneider ? Si c’est Schneider, dis-lui que je le bise.
— Dagmar vous bise, Schneider, répercuta le jeune homme.
— Seulement que je le bise, hein ? fit la femme à tue-tête.
— Seulement qu’elle vous bise, ricana Charles.
Machinalement, Schneider s’était tourné. Il distinguait la silhouette de la jeune femme dans la voiture. Il n’en voyait que le haut des épaules et la tête qu’elle tenait renversée, la nuque sur le large repose-tête. La cigarette brasilla lorsqu’elle la porta à ses lèvres. Un instant, ses pommettes hautes et ses yeux creux lui firent penser à quelque princesse inca. Jamais de sa vie, du plus profond de sa mémoire, Schneider n’avait rencontré de princesse inca. Il annonça :
— Je prends la veille dans la Conti.
— Aperçu.
— Vous me copiez* sur l’indicatif Mataf 83.
La voiture était dotée d’un poste de CB d’une portée de plus de soixante kilomètres, bien plus étendue que celle de n’importe quelle voiture de police.
— Aperçu, répéta Charles Catala.
Il ajouta, après un temps, avec une ironie à couper au couteau :
— Joyeux Noël, Schneider.
En sortant de la cabine, Schneider sentit le vent le gifler dans la figure. On pouvait le prendre pour une offense personnelle. Il monta dans la voiture. L’habitacle sentait la cigarette blonde, le cuir neuf et cette étrange odeur de tourbière, faible et pourtant parfaitement identifiable. La jeune femme le regardait droit dans les yeux, avec une dureté presque pénible.
Avant d’enclencher le levier de la boîte automatique, Schneider se pencha sur la boîte à gants devant elle, avec un geste d’excuse. Il l’ouvrit et démasqua le poste qu’il cala sur la fréquence du citoyen. Mataf 83. Il régla le son au plus bas et referma. Ce faisant, le dos de la main avait manqué le genou gauche de la jeune femme de quelques millimètres. Tout au plus, l’avait-il frôlé.
— Vous vous servez souvent de ce truc du vide-poches pour emballer vos conquêtes ? demanda-t-elle, les sourcils serrés.
Schneider affecta d’en rire. La robe de la jeune femme était remontée plus qu’à mi-cuisse. Elle n’était pas très grande, mais elle avait des jambes de sportive, dures et musclées. Les genoux comme de jolis galets polis et très doux. Elle se savait très attirante et désirable. Tout se compliquait au niveau du torse. Elle avait une poitrine trop grosse pour elle. Elle ne savait pas comment faire pour la camoufler. Mission impossible. Marina disait : la plus fabuleuse laiterie de la ville, et elle s’y connaissait. Monsieur Tom avait acheté à sa femme le principal magasin de lingerie féminine de la ville. C’est là que la jeune femme se ravitaillait régulièrement. Elle n’avait pas quitté Schneider des yeux.
La voiture roulait sans bruit. On entendait seulement la radio chuinter tout bas dans la boîte à gants.
— C’est peut-être ça, le luxe, remarqua la jeune femme. Rouler en silence, la nuit, dans une ville. Sans bruit, sans cahot. Comme dans un rêve. Avec un homme qu’on aime.
— Vous avez un prénom ? demanda brusquement Schneider.
— Tout le monde a un prénom, Schneider.
Elle regarda les longues mains gantées posées la paume à plat sur le haut du volant. Elle rit avec une sorte de trouble, comme quelqu’un qui avait hâte de tomber le masque.
— Tout le monde m’appelle Cheroquee. Pour tout le monde, je suis Cheroquee.
— Cheroquee, murmura Schneider à mi-voix.
— Vous n’aimez pas ?
Il aimait. Il aimait tout en elle. Même et surtout ce qui en elle lui demeurerait à jamais mystérieux. Elle tira une dernière bouffée, baissa à demi la vitre électrique et jeta sa cigarette par-dessus bord. Il y eut derrière la voiture un court brasillement, puis une explosion d’étincelles que Schneider contrôla machinalement dans le rétroviseur. Avec une sorte de négligence étudiée, elle lui effleura l’épaule, pianota du bout des doigts.