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— Vous êtes pressé ? On ne pourrait pas s’arrêter quelque part ?

— Vous m’avez demandé de vous ramener.

Elle remarqua avec justesse :

— Si c’était seulement pour me ramener, ça fait déjà un moment qu’on serait arrivés.

— Croiseur touché, reconnut Schneider avec un sourire qui n’allait pas très loin.

Il sortit une cigarette de sa poche de poitrine. Elle l’alluma avec son Dupont. De près, sa lourde chevelure sentait la quinine et la résine de cèdre. Elle semblait à la fois dense, caressante et souple. Cheroquee avait déposé le gardénia fané sur le haut du tableau de bord.

— Touché, mais pas coulé. Une fille vous demande de la ramener, ça veut dire quoi, dans votre esprit ?

— Qu’elle veut rentrer chez elle. Ou retourner à sa voiture. Qu’elle ne veut pas prendre un taxi. (Il protesta.) De toute façon, vous n’êtes pas une fille.

Elle se rengorgea en serrant les bras devant elle, avec un brusque rire de gamine, comme si elle n’avait cessé de l’être que peu de temps auparavant. Elle remua le torse avec conviction.

— Pas une fille, et ça ? C’est quoi, ça ? Ils ont fait le désespoir de mon adolescence. (Elle s’observa, menton baissé.) À cause d’eux, il a fallu que je porte des soutifs blindés pour continuer à jouer au tennis. Une sorte de difformité naturelle. (Elle rit à part soi.) Vous ne pouvez pas imaginer le nombre de fois où il a fallu que je mette des paires de claques à des mecs pour qu’ils enlèvent les mains.

— J’imagine volontiers, reconnut Schneider.

Il rit à son tour. Il était donc capable de rire.

Elle appliqua la nuque au dossier, fit rouler lentement la tête, lui sourit.

Un sourire doux, comme intimidé, mais plein de hardiesse en même temps.

— Essayez de nous trouver un coin sympa où s’arrêter, Schneider. Pour l’instant, j’ai l’impression de me taper une ronde de flics.

Pour tromper sa peur, Minnie avait ramassé un bouquin que Meunier n’avait pas fini de lire et qu’il avait laissé sur la table de chevet. C’était un ouvrage de Stephen King et la nouvelle qu’il lisait s’intitulait Le Goût de vivre. Il avait certainement eu le temps de la finir avant d’entamer la suivante, puisqu’il y avait un signet à la page 193 (Le Camion d’oncle Otto), un signet fait d’un titre universel de paiement EDF. Meunier ne s’en servait jamais pour acquitter ses factures. Meunier avait horreur des pages cornées, aussi bien celles d’un annuaire, d’un catalogue d’arts ménagers que d’un livre tout court. Minnie disait souvent en riant que c’était pour son homme l’acte qui s’approchait le plus du crime contre l’humanité. Il était arrivé que pour rire, Meunier fasse semblant de lui balancer le bouquin à travers la figure.

Minnie lisait lentement, ligne par ligne, mot par mot, comme elle lisait les rapports de police qu’on lui transmettait. Le Goût de vivre décrivait à la première personne un cas d’auto-anthropophagie : celui d’un homme, chirurgien de son état et trafiquant d’héroïne à l’occasion, un personnage que l’auteur avait fait échouer exprès sur une île déserte de la taille d’un terrain de basket. Le héros n’avait rien à attendre de quiconque. Il ne lui restait donc plus qu’à se consommer lui-même et à la fin, il ne restait plus au narrateur que ses mains à manger.

Minnie frissonna.

Meunier adorait Stephen King, elle était plus réservée à son égard.

Elle frissonna. Elle eut subitement froid.

Pas seulement à cause du feu qui avait baissé dans la cheminée. Les flammes étaient plus lentes, plus langoureuses, plus appliquées, mais semblaient chauffer avec beaucoup moins d’ardeur. Même les flammes un jour se fatiguent. Elles finissent même par s’éteindre. Subitement, Minnie se leva d’un bond. D’un pas rapide, décidé, elle se rendit au téléphone mural, dans l’entrée. Elle n’était pas femme à tergiverser. En se levant, elle avait laissé tomber le livre. De mémoire, elle pianota le numéro du commissariat central. Dans le haut-parleur d’ambiance une voix féminine attentive et qui semblait cultivée lui confirma qu’elle se trouvait bien en relation avec la police et l’invita à garder l’écoute. Un correspondant n’allait pas tarder à lui répondre.

Minnie garda l’écoute et le message repassa en boucle quatre fois de suite. On avait mis le central sur répondeur automatique. Soir de réveillon. Minnie raccrocha, les doigts glacés. Elle fit le numéro direct des Stupéfiants où le téléphone sonna dans le vide. Elle obtint les urgences du centre hospitalier où l’interne de garde lui apprit que personne n’avait été admis depuis sa prise de service, soit vingt heures, sauf un « pichet »* en état d’ivresse qui avait fracassé une devanture de magasin à coups de chaise de bistrot et qu’il avait fallu sédater sur-le-champ. Minnie avait remercié et raccroché.

Elle refit sans plus de succès le numéro du commissariat central, puis elle se rappela le nom et le numéro d’un brigadier de la BAC avec lequel elle travaillait parfois. Elle apprit que les trois équipages de police secours de service se trouvaient bien au chaud en train de fêter ça dans la salle de repos. Le coup de feu, ça commencerait plus tard, vers les trois heures et demie du matin, avec les premières sorties de boîtes, les bagarres et les conduites en état d’ivresse. Le commissaire central avait d’ailleurs donné des consignes de particulière modération à l’égard des contrevenants. On ne met pas une ville à feu et à sang un 1er janvier.

En d’autres termes, la ville était momentanément livrée à elle-même.

Minnie raccrocha avec la peur qui la faisait trépigner d’une jambe sur l’autre.

Elle sentait, elle savait, que quelque chose de très grave était en train de se produire. Allait se produire. Ou bien s’était déjà produit. Elle eut alors l’idée d’appeler Schneider. Le chef du groupe criminel passait sa vie à tourner, jour et nuit. Lui seul pouvait la renseigner. Elle avait son numéro en mémoire, car ils étaient souvent en contact professionnel. Elle eut l’idée, mais ne le fit pas.

Elle resta avec la peur glacée qui n’en finissait pas de monter en elle. Une peur à en hurler.

La grosse Lincoln était garée sur le parking désert, non loin du phare. Le moteur n’avait pas cessé de tourner à cause de la climatisation. L’habitacle étanche ne laissait passer ni le moindre bruit ni le plus infime courant d’air, seulement, de temps à autre, la voiture donnait de l’épaule et se dandinait contre le vent qui venait de travers. On n’entendait que le faible fredonnement de la radio de bord. La montre égrenait les minutes. Il serait bientôt question de secondes. Cheroquee tourna la tête :

— Comment ça se fait que vous jouez du piano ?

— Ça se fait en se faisant, éluda Schneider avec une certaine gêne.

Elle resta pensive, puis remarqua :

— Je vous ai entendu, depuis la pièce à côté. On aurait dit une plainte. Je me suis approchée. Je vous ai écouté, je vous ai regardé.

— N’enjolivez rien, murmura le policier. Ça servirait juste à compliquer les choses.

Elle braqua son regard sombre.

— Rien de compliqué. Vous jouiez, on aurait dit un homme qui souffre d’hémorragie interne.

Schneider ricana :

— Que savez-vous des hémorragies internes ?

Elle répliqua avec dureté :

— C’est mon boulot, Schneider. Une partie de mon boulot. Je travaille aux urgences.

Schneider accusa le coup. Il ne l’avait jamais vue.