— Vous croyiez quoi ? Une petite conne qui se la joue ? Une fille à papa qui vit sur le dos de son jules ? Une sauteuse qui n’attache pas ? J’ai fait le concours, à la sortie de l’École d’infirmières, j’ai pris gériatrie, puis le pavillon des cancéreux. Il y avait des gosses de six ou sept ans avec la boule à zéro et qui avaient l’air de sortir de Birkenau. J’ai pas tenu le choc.
— Personne ne tient jamais le choc, murmura Schneider.
— Personne ? Même pas vous ? se moqua la jeune femme. Tout le monde dit que vous êtes un dur. Un vrai dur.
Sans quitter le pare-brise des yeux, il murmura :
— N’écoutez pas ces conneries. Je ne suis personne.
Elle posa la main sur son poignet. Drôle de conversation, pour un jour de l’an. Elle savait qu’il ne mentait pas — qu’il était incapable de mentir. Elle savait que ce n’était pas ce qu’elle voulait dire. Ce qu’elle aurait voulu pouvoir dire était infiniment plus simple et direct. Prenez-moi, Schneider, prenez-moi. Enlevez-moi tout et prenez-moi. Elle ne pouvait pas le dire, elle aurait eu trop peur de passer pour une grue à ses yeux. Et pourtant, ça ne l’aurait pas dérangée, direct, sur la banquette arrière. Elle en était presque à grincer des dents. Au lieu de quoi, elle refit diversion. Et puis, il y avait la large colonne de transmission entre les sièges, le levier de la boîte automatique et le frein à main qui auraient rendu toute approche directe acrobatique et ridicule.
Elle adopta donc une attitude médiane. Elle lui demanda une de ses cigarettes, soi-disant pour changer. Schneider lui donna du feu. Le capot de son Zippo faisait le bruit d’une culasse qu’on arme. Elle garda les doigts autour des siens tout le temps que la cigarette prenne et ne les lâcha pas tout de suite. Schneider en alluma une entre ses paumes, comme s’il se trouvait en plein vent. Il entrouvrit la glace électrique et aussitôt la pluie glacée gifla l’intérieur. Il se borna à la remonter en entrebâillant seulement de quelques millimètres. La tête renversée sur le dossier, Cheroquee demanda d’une voix assoupie en grimaçant :
— Vous vous en tapez combien ?
La cigarette avait un goût métallique, infect et brutal.
— Entre trente et quarante.
— Vous savez ce qui vous attend, observa-t-elle d’un ton égal.
— Ce qui nous attend tous, remarqua Schneider.
Ils le savaient : ce n’était pas de ça qu’ils voulaient parler. Ils savaient tous les deux qu’ils déraillaient complètement. Jeux de cons. Ce qu’ils avaient à se dire tenait de l’Âge des Ténèbres. Brusquement, la voix de la femme se remplit de rage sourde et d’amertume.
— Et moi, Schneider ? Qu’est-ce qui m’attend ?
Il scrutait l’obscurité devant. Les lumières couleur rubis de l’usine d’incinération. Elle avait envie de le gifler. Peut-être qu’en le giflant, les choses pourraient dégénérer. Qu’il finirait par la toucher. Samu, urgences, flics, ils étaient du même monde, pas des gens à se payer de mots, seulement elle ne voulait pas se tromper. Elle ne voulait pas tout casser. Schneider était enfermé dans une cage de verre où il était seul. Brusquement, elle éprouva le besoin de blesser.
— Vous savez ce que Marina dit de vous ?
— Non, dit Schneider.
— Elle dit que vous êtes un sacré bon coup. Pas un coup facile, mais un bon coup.
— Marina n’en sait rien, murmura Schneider.
Il ne parlait jamais fort, bien qu’il regardât toujours en face. Il avait la voix râpeuse et un peu assourdie d’un bluesman qui n’a pas réussi. Grâce à son expérience professionnelle, Cheroquee savait percevoir la souffrance dans la voix d’un homme. Elle sourit à part soi :
— Je ne voulais pas vous blesser.
— Je ne suis pas blessé.
Doucement, comme à son insu, elle murmura :
— Menteur.
Elle écrasa minutieusement sa cigarette dans le cendrier.
— Vous êtes un drôle de type, Schneider. Autant que vous sachiez la vérité : Marina n’arrêtait pas de me parler de vous. Quand je vous ai vu descendre de votre tank, avec votre vieux trench et votre air de fatigue, j’ai aussitôt su que c’était vous. Tout de suite. Quand je vous ai entendu jouer…
Elle hocha la tête. Elle lui retira la cigarette des lèvres, l’écrasa sans qu’il fît le moindre geste pour l’en empêcher. En même temps, elle lui déclara clairement en plein visage, avec une sorte de nostalgie.
— C’était comme si vous me faisiez l’amour.
Comme il ne disait toujours rien, elle lui saisit le poignet droit, crocha dans la peau avec les ongles. Elle avait de la poigne et c’était calculé pour faire mal. Elle dit, presque avec haine :
— Ça vous dégoûterait tant que ça, de m’embrasser ?
Les flics ne savent pas tout, même si c’est leur rêve secret. Bugsy était un être bien plus compliqué qu’il n’y paraissait. L’erreur était de le prendre seulement pour un cloporte. Il avait une double vie et la camouflait avec soin. Comme bien des gens, il avait une mère et il habitait chez elle, une vieille bâtisse avec une maison mitoyenne identique, vestiges de quelque ancienne cité ouvrière dans une impasse qui n’aboutissait plus qu’à des terrains vagues. La mère fermait sa bouche en se bornant à toucher les dividendes. C’est qu’elle n’avait pas une grosse retraite. Si Meunier avait poussé l’avantage, Bugsy se serait sans doute allongé et les flics seraient tombés sur une véritable caverne d’Ali Baba.
Bugsy était un dealer avec une clientèle bien implantée, des habitués qui allaient des putes à des gens très convenables et qui avaient pignon sur rue. Des étudiants, une attachée d’administration promise à un bel avenir et qui se défonçait presque en permanence. Sa came n’était jamais coupée ni trafiquée. C’était un commerçant prévenant, efficace et toujours prêt à rendre service. Certaines pratiques le trouvaient seulement un peu obséquieux, voire sournois. Un simple dealer de proximité, auquel on n’attachait pas plus d’importance qu’au papier peint d’une chambre de passe.
Bugsy avait pourtant un vice caché. Au hasard des livraisons, il transportait en permanence un Nikon-moteur dans un sac Lufthansa. Il sortait aussi la nuit photographier les putes qui sévissaient dans les contre-allées de la Colombière — et pour certaines dans une ruelle discrète, à deux pas de l’hôtel de police. Il arrivait que des flicards de la BSN* viennent se faire sucer en douce.
Bugsy n’en manquait rien.
En planque, il était capable d’une patience infinie.
Le Nikon était équipé d’un télé Auto Nikkor de 200 millimètres à présélection automatique. L’objectif avait pour double avantage d’être raisonnablement lumineux et facilement maniable à cause de sa relative compacité. Le boîtier était chargé d’une bobine très haute sensibilité. Bugsy les donnait à développer en douce à un photographe qui collectionnait surtout les photos de putes. Donnant, donnant.
Dans un passé ancien, Bugsy avait échangé le Nikon contre deux doses et une pipe à genoux. Mâle ou femelle, il ne se rappelait pas, vu l’urgence. Bugsy était en planque dans la pénombre. Il attendait une cliente, une prof en Ford Fiesta. Le rendez-vous était pour vers minuit, dans la seule station 24/24 de la ville. La piste était éclairée a giorno. Par pur désœuvrement, Bugsy avait sorti et armé son Nikon. Il balaya les pompes. Des fois, il y avait des femmes seules qui venaient se servir, des femmes qui se penchaient pour remplir le réservoir. Des fois, une jupe volait, et Bugsy avait un instant une vue imprenable sur une croupe dressée.
Personne.
Le gardien de nuit devait roupiller dans sa cabine blindée. Dans une cage d’acier, les deux schnauzers géants dormaient aussi, le poil hérissé par les bourrasques.