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Il allait être minuit.

Bugsy était insensible au vent comme à la pluie. Il attendait.

Subitement, il perçut au loin la sourde et lente pulsation d’un moteur de Harley.

Bugsy détestait le son des motos japonaises. On aurait dit des moustiques exaspérés.

Un moteur de Harley battait comme un gros cœur tranquille, en paix avec lui-même comme avec le monde.

Bugsy vit la moto s’engager sur la piste. Le type portait un casque intégral et un flight. Machinalement, Bugsy pressa sur le déclencheur. Le moteur prenait jusqu’à quatre images par seconde. La bobine lui donnait une autonomie d’un peu moins de dix secondes. Il lâcha une première et courte rafale. Le motard de dos, relevant sa visière de casque, se dirigeait vers le clavier escamotable. Un blouson flight avec, dans le dos, Mickey Mouse chevauchant une bombe. Bugsy consulta sa montre : il était minuit moins deux.

Au même moment, il vit une Alfa GTV rouge s’avancer sur la piste. Voiture de gonzesse. Bugsy lâcha une nouvelle et brève rafale. Un grand type qu’il ne reconnut pas tout de suite sortit de l’Alfa, un grand type qui eut l’air d’adresser familièrement la parole au motard. Il se dit peut-être quelque chose entre eux, puis le motard porta la main à la poche droite. Bugsy vit l’arme avant même que le type ait ouvert le feu. Comme tétanisé, il pressa le déclencheur.

Au même instant, il entendit les claquements en rafale de l’obturateur près de son oreille, et il entendit aussi les sèches détonations en cascade d’un gros automatique. Le type à l’Alfa était en train de se faire flinguer. On le voyait reculer sous les impacts. En même temps, Bugsy entendit les chiens qui s’étaient mis à hurler à la mort, en mordant les mailles d’acier de leur cage comme des enragés.

En même temps, il perçut le chorus des klaxons qui vociféraient dans toute la ville en l’honneur de la nouvelle année.

La seconde d’après, Bugsy avait détalé dans la nuit.

Ils se tenaient serrés de tout leur long, agrippés l’un à l’autre comme des naufragés. Cheroquee avait retiré ses chaussures et enjambé l’obstacle du tunnel de direction. Leurs mains se parcouraient avec une avidité, presque désespérée. Tout contre sa bouche, Cheroquee proférait des mots sans suite que ni l’un ni l’autre n’écoutait. Elle avait la main sur le bas-ventre de Schneider. Cheroquee n’avait rien d’une mijaurée. Elle savait ce que c’était qu’un homme — et un sexe d’homme. Elle en voyait tous les jours dans son boulot. Elle savait qu’un homme pouvait mentir, un sexe jamais. À travers le tissu du pantalon, elle le serrait à pleine main avec une vigueur insoupçonnée. Schneider n’avait rien d’un menteur et c’était vraiment un dur. Il s’en fallait d’un rien que la situation ne dégénère.

Au loin, par la vitre légèrement entrebâillée, ils entendirent l’interminable vacarme assourdi de la ville. Il venait d’être minuit. Bonne année, bonne santé. Ils s’en foutaient tous les deux. Ils avaient seulement clairement conscience que d’un instant à l’autre, à présent, tout allait basculer. Tout devenait trop violent, presque incoercible. Ils étaient tous deux des adultes, et des adultes en bonne santé. Ils savaient tous deux qu’il allait falloir en finir. Tout de suite. Plus qu’une question de secondes avant l’irréparable.

C’est à cet instant qu’une voix retentit dans l’habitacle. Celle de Charles Catala, qui lançait à tout va :

— Autorité, autorité.

Aussitôt, Schneider s’était plus ou moins dépatouillé de la jeune femme. Elle avait la robe presque remontée jusqu’au-dessus de la taille et une brusque expression de souffrance mêlée de colère lui avait traversé le visage. Sauvée par le gong. Sauvée ? Schneider avait saisi le combiné dans la boîte à gants.

— Autorité, j’écoute.

— Autorité : Delta-Charlie-Delta* sur zone.

5

Le commissaire principal Stern couvait la scène de son trouble regard de viveur, les yeux mi-clos. Il parvenait à y voir clair, mais seulement les paupières serrées. Il voyait le commissaire divisionnaire Alvarez, directeur départemental des polices urbaines, se tenir à distance de la GTV à laquelle de toute façon nul ne devait toucher avant le passage des gens de l’Identité judiciaire. Alvarez portait des lunettes aux verres jaunes et un complet blanc parfaitement incongrus. Le commissaire principal Manière, chef de la Sûreté, promenait partout sa belle moustache noire impeccable et ses yeux bleus, de son élégante démarche de bellâtre désœuvré, avec le poste portable tenu par la lanière au bout des doigts.

La fine fleur de la police locale, le haut de la gamme.

Autrement, c’était le foutoir habituel d’une scène où un crime venait d’avoir lieu. Le ballet des flics en tenue qui s’activaient à mettre des barrières en place pour délimiter le territoire de chasse. Des fourgons rangés n’importe comment et des gyrophares qu’on avait oublié d’éteindre et qui palpitaient dans le vide, pour rien.

Meunier avait été évacué dans un véhicule qui avançait au pas, peu avant l’arrivée des flics. Son état était jugé critique. Le commissaire principal Stern contemplait la scène avec une expression de dégoût qu’il ne songeait même pas à dissimuler. Quelle idée avait eue ce pédé de Meunier d’aller se faire artiller comme un con, bordel ? Intérieurement il ne décolérait pas. Sauf dans les films, un taulier n’en a rien à foutre de perdre un effectif, sauf si cela pouvait contribuer d’une façon ou d’une autre à son plan de carrière.

Dans son esprit subitement rendu lucide par le vent et le froid, Stern ne voyait pas en quoi la mort de Meunier pouvait lui rendre service. Le plan de carrière qu’on avait prévu pour Stern supposait sa prise de galon dans une ville de moyenne importance, comme Marseille ou Lille, ou Lyon, puis, après un délai raisonnable, un retour en numéro deux à la BRI. C’était le deal qu’il avait passé à Paris fin octobre avec la direction de la Police judiciaire.

Depuis, le train s’était mis en marche. Stern savait qu’il avait des amis. Il savait aussi qu’il n’avait pas que des amis. La moindre connerie pouvait tout faire capoter. Par exemple, la perte d’un effectif dans des conditions douteuses. Stern était loin d’être un con, il savait que la seule échappatoire était de noircir Meunier.

Quand on connaissait le policier, c’était pratiquement mission impossible. Meunier était loin d’être un flic exceptionnel, il s’en fallait même de beaucoup, mais sa fiabilité, sa ponctualité, son sérieux, son honnêteté étaient sans faille. Stern le détestait, mais il savait qu’il serait difficile de lui accrocher une casserole au cul.

Sac à merde.

L’autre sac à merde, c’est lorsque Stern vit le procureur Gauthier descendre de sa vieille Simca d’un noir terne. Tout le monde s’était arrangé pour qu’il fût prévenu en dernier lieu. Gauthier avait à peine la quarantaine, il était grand et mince. Le visage anguleux, la mâchoire dure, il ressemblait un peu à Buddy Holly avec ses minces lunettes en corne et ses cravates haricot vert. Il semblait qu’une fois pour toutes, il se fût installé dans les années cinquante, avec la ferme intention de ne jamais en changer. Gauthier était sorti major de l’école, avait pris tout de suite le parquet. Tout de suite, il s’était inscrit au syndicat de la magistrature, organisation classée à l’extrême gauche.

Aux yeux de Stern, un proc’ rouge, c’était encore plus dégueulasse qu’un juge rouge. Stern était tout de même obligé d’en passer par lui, de même qu’Alvarez et Manière. Tous trois haïssaient infiniment plus la magistrature que les malfrats, parce qu’il était plus facile de passer des deals, parce qu’ils avaient plus d’intérêts communs, qu’on s’entendait plus aisément avec les voyous qu’avec les juges.