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Le comble, ce fut l’arrivée de la Continental dont la longue antenne oscillait sur son embase au milieu du pavillon et lorsque Schneider en sortit, avec son vieux trench et son costard chiffonné. Schneider avait ce regard gris et vitreux qu’il promenait avec distance sur toute chose. Cette espèce de mépris avec lequel il s’adressait à lui, la plupart du temps par obligation de service. Pour Stern, qui avait eu vent des exploits de Schneider en Algérie, le chef du groupe criminel était une bête malfaisante et dangereuse. Bâtard de SS.

Il le vit se diriger vers Gauthier et les deux hommes se serrer la main. Rien que des fils de pute, prêts à comploter dans son dos. Il préféra retourner dans sa voiture de service. La promenade l’avait décuité. Pablo Escobar se tenait dans le siège du conducteur, ses gros poings posés sur le volant, des poings qui faisaient penser à des cantaloups et dans lesquels le mince volant de bakélite semblait être celui d’une voiture d’enfant, et même une batte de base-ball un jouet inoffensif.

Sans tourner la tête, Stern dit :

— Il faut stopper l’enculé qui a fait ça.

Il ajouta, d’un ton sans réplique :

— Il faut que ça soit nous et pas les autres qui le crèvent*.

Pablo Escobar alluma le moteur. Dans son esprit rudimentaire, il s’agissait de point d’honneur, d’esprit de corps. Un collègue qui se fait effacer, quel que soit le collège, même une couille molle comme Meunier, on monte au baroud. Direct. Dans celui, beaucoup plus évolué, de Stern, il s’agissait de la meilleure parade à court terme pour neutraliser un éventuel accroc dans le plan de carrière.

Enfoiré de Meunier. C’était à croire qu’il avait fait exprès pour l’emmerder.

La voiture s’ébranla, sans que personne n’y prît garde.

Il y avait une bouteille de J&B dans la boîte à gants.

Heureusement.

Gauthier fixait Schneider avec une extrême attention. Les yeux gris n’avaient aucune expression. La voix de Schneider, en revanche, était sourde et altérée :

— Cinq coups de feu, presque coup sur coup. À ce qu’on sait, une balle aurait presque arraché deux doigts à la main droite.

Schneider fumait, la bouche immobile, mâchoires bloquées.

— Deux autres balles en pleine poitrine. Le tout à moins de deux mètres.

Il ajouta :

— À ce qu’on sait, les deux dernières auraient été tirées dans les parties.

— Dans les parties ?

Il y eut un court silence et même le vent se tut un instant. Schneider souffrait du dos. Il avait les paupières à vif. Aussitôt qu’il avait été prévenu, il avait shooté Cheroquee à sa bagnole, une petite Austin vert anglais, rangée en bataille dans une rue du centre. Au moment où il démarrait, elle était revenue sur ses pas en lui faisant signe de descendre la glace. Par la vitre baissée, elle lui avait posé un baiser sur les lèvres et elle était partie en courant. Plus tard, en roulant, il avait absorbé deux comprimés, en les faisant descendre à l’eau minérale. La nuit risquait d’être longue de même que le jour suivant, et aussi peut-être celui d’après.

— On a prévenu la femme ? s’enquit Gauthier.

— La femme de qui ? (Il revint à lui.) Aucune idée.

— Si ce n’est déjà fait, il faudra le faire.

— Je m’en occupe, murmura Schneider.

— Vous avez du témoin ?

— Le pompiste de nuit. Gardé sous cloche. À toutes fins utiles.

— À toutes fins utiles, souligna Gauthier.

Schneider avait les yeux rivés au sol. Les traces de sang. Les compresses, les emballages plastique, les tampons de coton, tout ce que les gens du Samu laissaient souvent derrière eux, dans l’urgence.

— Tout va bien ? Ça va aller ? demanda subitement Gauthier.

— Si vous vous demandez si je suis chargé, c’est non.

Gauthier battit en retraite, mais c’était exactement ce qu’il se demandait.

Il fixa le policier un instant, comme pour se faire une opinion puis décida d’un ton abrupt et sans réplique :

— Groupe criminel saisi, Schneider. C’est vous qui prenez.

— Aperçu, murmura Schneider pour toute réponse.

Gauthier eut l’impression que le policier venait de claquer imperceptiblement les talons. Une simple impression sans doute. Il se borna à hocher la tête.

— Bonsoir, Schneider.

— Mes respects, monsieur le procureur, fit Schneider.

Il lui semblait que sa face se paralysait peu à peu.

Gauthier tourna les talons, puis revint sur ses pas :

— Ah, au fait… Bonne année, Schneider…

Le visage du policier resta de marbre. Il regardait la 205 de l’Identité judiciaire arriver à toute allure. Sur le pavillon, frêle lueur bleue palpitante, le gyrophare semblait se battre à lui seul contre le vent sombre et la nuit.

Il venait d’être quatre heures du matin. Schneider avait pris une douche, alternativement brûlante et glacée dans le sous-sol de l’hôtel de police. Il s’était rasé soigneusement et avait changé de sous-vêtements. Il avait troqué son déguisement de traîne-lattes (Steinway & Sons) contre sa tenue habituelle, un jean, une chemise de coupe militaire à même la peau et des boots. Il était redevenu Schneider, avec sa vieille veste de treillis. Rien de follement sexy.

Quatre heures. Il avait terminé les constatations à la station-service, ainsi que dans la GTV de Meunier. Il avait fait conduire le véhicule dans le garage souterrain de la police. Par l’intermédiaire de Charles Catala, il s’était enquis de l’état de Meunier. Le flic était toujours sur la table d’opération en chirurgie II et il n’était pas possible de se prononcer. Diagnostic réservé. Il s’était assuré qu’on avait bien prévenu la femme. Le chef de poste lui avait affirmé qu’elle l’avait été presque tout de suite, mais qu’on avait omis d’aviser le groupe criminel qu’elle avait été avisée, tant la chose allait de soi.

C’était tout de même un collègue qui était entre la vie et la mort, en train de se battre aux urgences, non ?

Schneider avait fait relever le plan des lieux. Il avait fait photographier les douilles percutées in situ. Chacune était signalée par un carton numéroté. Le type avait procédé à la constitution d’un premier exemplaire de travail à l’aide d’un Polaroïd acheté sur ses propres deniers, de même que la pellicule. Les premières conclusions indiquaient que l’arme éjectait les douilles par la droite et qu’il s’agissait de munition de calibre .45 ACP.

Schneider s’interdisait toute conclusion hâtive, de même qu’il se défendait de toute émotion. Quatre heures. Le gardien de nuit était assis en face de lui. Les deux schnauzers se tenaient couchés à ses pieds et visiblement ne dormaient que d’un œil. Schneider avait la carte d’identité entre les doigts. L’homme se nommait Novak, Louis Novak. Né en 1938 en Pologne. De nationalité française. Schneider avait connu un Novak, sensiblement plus âgé.

— C’était mon père, reconnut Novak.

— C’était ?

— Parti, dit Novak.

Visiblement, il n’était pas disposé à en dire plus. L’homme connaissait Schneider de vue et il savait qui il était. Pas mal de monde en ville connaissait Schneider, surtout les gens qui sévissaient la nuit. À côté de la machine à écrire, il y avait la fiche anthropométrique de Novak. Une sombre litanie de coups à la con, entrecoupée de séjours en prison. L’homme était noir comme un corbeau. Il était pourtant pompiste de nuit.