— Expliquez, dit Schneider.
— Facile : je me suis rangé des voitures. Mon patron était au courant, quand il m’a embauché et pourtant il m’a fait confiance. Il y a déjà plus de cinq ans qu’il me fait confiance.
L’un des deux chiens soupira dans son demi-sommeil.
— Manouche ? s’enquit Schneider.
— Rom. Né de mère inconnue.
Schneider était demeuré impassible. Novak connaissait ce genre de type. Il en avait rencontré dans les Aurès. Ce genre de type à qui on commandait de raser une mechta, à tort ou à raison, et qui le faisaient. À tort ou à raison. De jeunes officiers tout en os et en muscles, des guerriers aguerris, sobres et durs au mal, et sous les ordres desquels il n’avait pas détesté servir. À tort ou à raison. Sur le bureau, un cavalier indiquait « inspecteur principal Claude Schneider ». Un tueur avec un prénom de fille. Chef du groupe criminel. Un tueur chargé de traquer un tueur de flics, un autre tueur qui semblait avoir agi sans mobile apparent.
— Quand je suis rentré du bled, dit l’homme sans raison, je suis revenu avec une moukère sous le bras. On s’est mariés à Orange en 1963.
— Et ? s’enquit Schneider en sortant une cigarette de sa poche de poitrine.
— Elle est partie. Je peux fumer ?
— Vous pouvez, dit Schneider.
Il allait lui tendre son paquet mais Novak sortit des Gitanes de son pantalon de piste. L’homme empestait le mazout à dix pas. Tous deux avaient assez de métier pour savoir qu’il s’agissait d’un round d’observation. Lorsqu’on faisait proprement son boulot, on n’attaquait jamais bille en tête, pas plus un témoin qu’un détenu, ou un simple suspect. Schneider cerclait très haut dans le ciel. Dans la tête, Il avait un air et des paroles lancinantes. C’étaient celles d’une vieille chanson yiddish que sa mère chantait par le passé et que Ray Charles avait reprise sous la forme d’un blues déchirant. Tell me where can I go ? There’s no place I can see. Where to go, where to go ? Every door is closed to me… Il lui restait peut-être une porte et il faillit décrocher son téléphone, au lieu de quoi, il poursuivit en courant sur l’erre :
— Partie comment ?
— Accident de la circule. Un connard qui doublait en haut de côte, fond la caisse. Elle, elle roulait à soixante en tenant bien sa droite. Choc frontal. Vitesse relative, cent soixante-dix. Elle était enceinte de quatre mois. Elle et le gosse y sont passés.
Il eut un regard pour les chiens à ses pieds.
— Maintenant, je vis avec eux. Ou bien c’est eux qui vivent avec moi.
Schneider sut qu’il était temps d’y aller. Fini de cercler. Il posa sa cigarette au bord du cendrier. Il posa ses grandes mains sur la machine.
— Racontez.
Novak raconta d’un ton neutre et précis, les paumes aux genoux.
— Après vingt-deux heures, je ne sers plus aux pompes. Je ferme les baies de lavage, les baies de graissage. Ça arrive juste qu’on répare une crevaison pour rendre service. Je me boucle dans ma cage, je fais l’état des stocks. Je garde le coffre quand on n’a pas eu le temps de faire le dépôt de nuit à la banque.
— Ça arrive souvent ?
— Presque jamais, reconnut Novak. Je prends de vingt heures à huit heures.
— Vous aviez combien en caisse, cette nuit ?
— Rien du tout, le gérant avait pu passer à la banque avant qu’elle ferme.
— Le type n’en avait donc pas après la caisse.
— Le type n’en avait après rien du tout. Quand un véhicule prend la piste, d’un côté comme de l’autre, ça sonne dans ma cage. Le type est venu. J’ai entendu la sonnerie. J’ai entendu comme un bruit de Harley. J’étais dans un demi-sommeil. Je me suis levé. C’était bien une Harley. Le type a béquillé, il allait se servir de l’essence, avec une carte. Pas moyen de faire autrement. Je veux dire, à cette heure de la nuit, l’automate prend le relais. Pas de lézard. À la limite, j’en avais rien à battre, aussi bien j’aurais pu aller me recoucher, seulement j’avais remarqué que c’était une Electra. Ça court pas les rues, une Harley Electra.
— Non, reconnut Schneider avec un demi-sourire.
Il tapait très vite, des deux mains, les épaules droites. La chemise parfaitement repassée semblait encore reposer sur son cintre. Novak remarqua :
— Une Lincoln Continental Mark IV non plus. La seule que je connais dans le coin, c’est celle de Bubu Wittgenstein. Matching number. Il lui a fallu plus de dix ans à la remettre d’équerre. Bubu, il prêterait jamais sa chérie à personne, même pas à son jumeau, même s’il en avait un.
Schneider confia avec flegme, en allumant une cigarette à la précédente.
— C’est celle de Bubu.
— Merde, fit Novak, stupéfait. Vous êtes pourtant pas du genre de type à faire des pipes à un mec. Comment vous avez fait pour lui tirer la Conti ? Vous avez fait quoi ? Vous lui avez mis un canon de riot-gun dans l’oignon ?
— Pas même, reconnut Schneider sans sourire. Ensuite ?
— Ça sonne à nouveau. Je vois la GTV, une GTV rouge qui s’arrête et un grand type qui sort. Beau mec, sa tronche me dit quelque chose, mais quoi… C’est seulement après que j’ai fait le rapprochement… Il s’approche du motard… Ils ont l’air de se dire un truc… L’autre fait trois ou quatre pas en arrière, met la main dans le blouson. Il sort un pétard et il vide le chargeur.
— Comment ?
Novak mima le geste en tenant les deux poings serrés l’un contre l’autre, à bras tendus, l’index mimant le geste d’actionner la queue de détente à toute allure. Ça n’apportait rien, car seul un observateur attentif et prévenu peut diagnostiquer si un type qui tire à deux mains est droitier ou gaucher.
— On est bien d’accord que la victime est l’inspecteur principal Meunier. Vous le reconnaissez bien comme tel.
Les yeux de Schneider ne semblaient plus se porter sur quoi que ce soit.
— Oui, confirma Novak avec force. Vous le connaissiez bien ?
— Pas plus que ça, murmura Schneider. Meunier est touché.
Novak baissa le front, caressa la nuque d’un des deux chiens, puis l’autre.
— Touché ? J’ai eu l’impression que votre type éclatait comme une pastèque. L’enculé devait tirer à la dum-dum. Le temps que je prenne mon pompe, j’ai toujours un fusil à pompe avec moi avec six balles à ailettes dans le magasin, le temps que j’aille à la porte, que je déverrouille la serrure de sécurité, le type est déjà barré au diable.
— Et les chiens ?
— Les chiens ? Vous vouliez que je lâche les chiens sur un type qui tire des bastos à tête creuse ? Il avait vidé le chargeur, mais comment je pouvais savoir, moi, s’il en avait pas un autre dans la poche ?
— Vous ne lâchez pas les chiens, de peur qu’ils se fassent flinguer, mais vous, vous y allez. Le type tire de la dum-dum, il a peut-être encore de la réserve, mais vous y allez. C’est ça.
— C’est ça.
— Pour combien par mois ?
— Pour pas lourd, mais on me paye. Et vous, vous auriez pas fait pareil ?
Schneider garda le silence.
Tout pouvait se passer très simplement. Il appelait Marina, qui lui donnerait certainement le numéro de téléphone de la jeune femme. Ensuite il l’appellerait. Pour lui dire quoi ? Qu’il ne savait plus, qu’il n’avait plus d’endroit où aller, qu’il lui demandait, je vous en prie, dites-moi où aller, devant moi toutes les portes sont fermées. Au lieu de quoi, au prix d’un dur effort sur lui-même qui lui fit venir une grimace sur le visage, il se contint, et, parce qu’on le payait lui aussi pour cela, il demanda d’une voix inutilement cassante :