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— Schneider. À ta place. J’oublierais.

Le jour avait fini par ramper dehors. Schneider avait terminé l’audition de Novak, qu’il avait relue lentement avant de la faire signer au témoin. Deux originaux, cinq carbones. En se tenant devant la fenêtre, une chope de café à la main, il avait suivi du regard la lourde silhouette trapue de Novak en combinaison de piste s’éloigner dans la pluie en direction des Abattoirs, un chien tenu en laisse de chaque côté. Les Abattoirs étaient fermés. La pluie s’était remise à tomber lentement, sans bruit. Elle faisait sur les vitres de fines zébrures parallèles qui ne tarderaient pas à se rejoindre en minuscules ruisseaux qui couleraient eux aussi sans bruit jusqu’en bas. Sur l’appui de fenêtre, il y avait une cafetière électrique qui gazouillait faiblement, mais sans cesse. Charles Catala l’appelait la concierge. En bas, sur le parking flic, il y avait toujours la Conti posée entre deux emplacements. Grande, longue et luisante avec la grosse antenne radio sur son embase, sa présence au vu et au su de tout l’hôtel de police pouvait passer pour de la provocation. Sans se retourner, Schneider commanda :

— Charles, vous prenez un esclave et une voiture et vous ramenez la Conti.

— Aperçu, se borna à enregistrer le jeune homme.

Il était resté derrière la machine à écrire, à se balancer sur la chaise de dactylo, le pied dans un tiroir. Julien Clerc. Un Julien Clerc avec le casque en plomb. Il relisait la déposition du témoin. Il releva le front.

— Dingue, remarqua-t-il. À la question : quand vous avez vu la victime au sol, Novak a répondu, je cite : « Non, je vais pas à la voiture. Dans ma tête, le type de l’Alfa est aussi mort que l’idée de l’égalité des chances, avec ce qu’il vient de se manger. Alors, je vais pisser, je me la secoue et je fais le 17. Vous avez demandé la police, ne quittez pas. Je refais le numéro. Même chose. Alors j’appelle le Samu… » Vous vous rendez compte ?

Schneider ne voyait pas très bien de quoi il fallait qu’il se rendît compte. Aller pisser, peut-être ? Il en revenait. Il fit d’une voix neutre, où n’entrait nul reproche et pas le moindre sarcasme.

— Est-ce que vous avez déjà assisté à un artillage ? Est-ce que vous avez déjà vu un type se faire tirer dessus devant vos yeux ?

— Non, reconnut le jeune homme.

— Je ne vous le souhaite pas.

Ils avaient gardé le silence un instant, puis Schneider avait rappelé :

— La voiture en bas, Charles. Elle est sur un emplacement Police. Il faut l’évacuer avant qu’on ramasse un PV.

Pour sa part, il avait autre chose à faire. Un rendez-vous auquel il ne pouvait pas couper et où il allait à reculons. Où il devait se rendre seul, sans personne pour lui souffler dans la nuque. Dans le tiroir, il ramassa son arme qu’il mit à l’étui, à sa ceinture. Sans un mot, il saisit sa veste de treillis et sortit.

C’était une villa basse, tout en longueur. Une demeure cossue, solidement bâtie en pierre de taille, bien assise, avec des fenêtres à meneaux et une vigne qui sinuait le long de la façade, les gros rameaux sombres dégouttant de pluie. Schneider lui trouvait un air de cottage anglais, sérieux, réservé. C’était sans doute un endroit confortable, agréable à vivre, mais qui offrait un visage austère. Non loin du garage, il y avait le tronc trapu d’un cèdre qu’on avait ébranché. Il était resté étendu tel quel, sans doute faute de matériel lourd pour le brasser.

Schneider avait arrêté sa voiture de service à l’orée de l’allée.

Le moteur tournait toujours au ralenti. Les essuie-glaces battaient par intermittence. Schneider fumait. Il avait mis le chauffage, mais il avait froid. Il connaissait ce genre de froid. Le froid qui règne dans une carlingue d’avion, au moment où on ouvre la porte et qu’il va être temps de se jeter dans le vide. Le moment où l’on guette la lumière verte.

Qui dit qu’il faut y aller.

Dès son premier saut, Schneider avait eu peur. Il avait eu peur tout le temps. Il avait sauté sous le feu ennemi, avec le long fouet des traceuses qui entouraient l’avion, le crépitement sec des impacts sur la carlingue. Une balle traçante monte à votre rencontre, jamais tout à fait droit, avec une sorte de vice qui n’est dû qu’à la balistique. Lorsqu’elle vous a manqué, elle continue et disparaît. La peur ne l’avait jamais quitté, pas un instant. C’était un secret qu’il ne pouvait partager qu’avec lui-même, et encore pas tout le temps.

Une fois dehors, c’était le silence, le vent, la chute et tout allait mieux, jusqu’au bref rappel de la sangle automatique qui ouvrait le parachute. Il n’y avait plus qu’à descendre et se laisser porter par le piège*. Plusieurs fois, il avait alors essuyé des tirs lorsqu’il était en l’air mais n’avait jamais été touché en descente.

Dans la voiture, il avait froid et l’estomac noué.

Il regardait la porte où était encore accrochée une couronne de Noël. Il savait que la lumière allait s’allumer d’un instant à l’autre, alors de lui-même, il coupa le moteur, ouvrit la portière et se jeta dehors en laissant les clés sur le contact.

La femme avait la soixantaine, elle portait des ballerines et un jean, un pull en mohair gris. Elle avait les cheveux gris fer coupés très court. Elle était encore très regardable. Schneider la connaissait de vue sans parvenir à la situer. Il se tenait sur le seuil, sa carte de flic devant lui comme si elle pouvait le protéger en quoi que ce soit.

— Entrez, dit la femme. Ma fille s’occupe du bébé. Elle sera à vous dans un instant.

Schneider était entré. La femme l’avait conduit au salon et elle l’avait laissé. Tout était à peu près comme il se le figurait : confortable et austère. Dans la cheminée, le feu était mort de sa belle mort et exhalait une odeur de cendre humide et de bois froid. Schneider était resté debout, le front pensif, le visage contracté. Puis Minnie était entrée dans son dos, presque sans bruit. La copie conforme de sa mère, avec vingt ans de moins. Elle avait les yeux rougis et les traits crispés, mais elle se tenait bien. Comme s’il se fût trouvé dans le cabinet d’instruction de la femme, il s’était incliné brièvement, en détournant le regard.

— Mes respects, madame la juge.

Il sentait les ondes de souffrance qui émanaient d’elle. Elles avaient un caractère presque physique. La femme eut une sorte de sourire qui n’alla pas jusqu’aux yeux.

— C’est tout ce que vous avez trouvé, comme entrée en matière ?

C’était tout ce qu’il avait trouvé. Un mort, c’est pas grave, on sait qu’il ne vous emmerdera plus. Face à un mort, dans quelque état qu’il fût, Schneider pouvait assurer. Il pensait pouvoir assurer. Face à la souffrance d’autrui, il ne savait que faire. La femme lui fit signe :

— Asseyez-vous.

Schneider obtempéra. Minnie remarqua la vieille veste de treillis. Le pistolet à la hanche. Schneider était un homme perdu. Elle s’assit sur un pouf, en face de lui.

— Vous voulez prendre quelque chose ? Un café ?

Schneider fit signe que non. La jeune femme portait un ample pull-over informe, trois fois trop grand pour elle. Elle inclina légèrement le torse, comme pour se bercer. Elle glissa les mains entre les genoux, qu’elle serra de toutes ses forces. Elle braqua sur lui des yeux très verts, très doux et démunis sans les lunettes sévères qu’elle arborait au tribunal. Elle dit :

— Je suppose que vous voudrez m’entendre en qualité de témoin.

— Oui, dit Schneider après un temps.

Il était venu sans machine à écrire, sans bloc pour enregistrer les déclarations. Il était venu comme un homme qui se rend chez une personne dont un proche est en train de claquer aux urgences. Il était venu aussi pour recueillir ses déclarations.