Depuis la veille, Schneider avait la musique dans la tête. Il aurait pu l’interpréter les yeux fermés. Comme bien des chansons venues du fond des âges, elle emportait avec elle une effroyable et fervente nostalgie. La femme qui se faisait appelait Cheroquee, en termes de police la « soi-disant Cheroquee », avait des genoux aussi doux que des galets polis et il avait encore son odeur sur les doigts. Schneider avait le sentiment que seule la femme pouvait répondre à sa question. Il était extrêmement peu probable qu’elle y consentît et peut-être était-ce mieux ainsi.
Pour combattre l’odeur âcre du sang qui séchait, Schneider alluma une cigarette.
Aussitôt, il toussa dans son poing.
Meunier était parti pour ainsi dire les poches vides.
Un coupe-ongles ordinaire, un paquet de mouchoirs en papier.
Les clés de contact étaient restées sur l’Alfa.
Au tout dernier moment, ainsi certains morts font-ils preuve d’un extraordinaire dénuement, d’une intense humilité.
Meunier n’était pas mort : il figurait encore simplement en pole position sur la ligne de départ.
Un coupe-ongles, un paquet de mouchoirs en papier, et une enveloppe administrative en papier kraft empesée de sang. Les photos qu’elle avait contenues étaient étalées comme une donne de poker sur le sous-main de Schneider. Catala fumait aussi, les paupières serrées. Il combattait sur deux fronts, ce qui est toujours incertain et épuisant. Sur le flanc Sud, il se battait contre la gerbe et contre la migraine qui lui broyait les tempes sur le front Nord. Le sang lui martelait les tympans. Un nouveau front venait de s’ouvrir à l’instant.
Parmi les clichés anthropométriques, il y avait celui d’un jeune homme de vingt-cinq ans que les deux policiers connaissaient.
— Francky, hein ? murmura Catala.
— Francky, oui, reconnut Schneider.
Il avait fait remonter sa fiche des archives. Francky était connu, mais non recherché. Ce que les flics appellent une valeur sûre, celui qu’on commence par aller interpeller tout de suite, quels que soient les faits commis, à peu près certain que s’il ne sort pas sur cette affaire, il sortira sur une autre. Sur la photo de face, Francky portait un vieux blouson Flight de l’aviation américaine. Sur l’épaule, il arborait encore l’écusson délavé du 47e groupe de bombardement léger. Savoir où et quand le jeune homme l’avait récupéré était une tout autre paire de manches. Une seule chose était sûre : il l’avait sur les épaules dès la première arrestation. Conduite en état d’ivresse, deux fois. Outrage-rébellion, ce qui ne voulait pas dire grand-chose, compte tenu de la qualité douteuse des agents interpellateurs. Des kébours avides de faire des crânes à bon compte. Plus grave, Francky était tombé deux fois par la suite pour coups et blessures volontaires. Puis une dernière, pour tentative d’homicide volontaire.
Sur la photo qu’il avait entre les doigts, le jeune homme avait l’air farouche d’un jeune voyou buté, fort en gueule et retors. Il avait de faux airs de Reggiani dans Le Carrefour des enfants perdus. La différence était que Reggiani jouait la comédie, tandis que Francky ne la jouait pas. Il était réellement perdu. Les coups étaient de vrais coups, le sang du vrai sang.
Le malheur va au malheur, aussi sûrement que tout fleuve va à la mer.
Comme signe particulier, la fiche indiquait qu’il présentait de nombreuses et profondes scarifications sur les deux avant-bras. Il les devait à une obscure altercation avec des manouches d’un camp voisin, un combat à trois contre un à la serpette, dont les causes exactes n’avaient jamais pu être établies avec précision. Deux des agresseurs étaient morts des suites de leurs blessures, le troisième avait survécu par miracle.
Francky aussi.
Par sa mère, il était Gitan de Barcelone.
Schneider avait fait remonter son dossier individuel des archives.
Il s’assit à son bureau, lisant attentivement chaque acte de procédure, qu’il tendait ensuite à Charlie. Le jeune homme en prenait connaissance avec tout autant d’attention. Avant la moindre reconnaissance de terrain, Schneider avait pour règle de s’imprégner de la cible. Francky en faisait une toute choisie. Les deux policiers fumaient cigarette sur cigarette. L’odeur de sang faisait comme une présence obsédante, comme si la victime aussi leur lisait par-dessus l’épaule. La nuit tombait déjà, une nuit qui promettait d’être claire, froide et calme.
— Francky, dit Charles Catala en regardant dehors.
Son reflet dans la vitre avait les yeux creux et les pommettes saillantes, une vilaine bouche amère.
— Putain, je n’arrive pas à le voir en tueur de flics.
— Si tous les tueurs de flics avaient l’air de tueurs de flics, remarqua Schneider, la vie serait plus simple. Pas plus longue. Seulement un peu moins difficile à vivre.
Il avait un ton sourd, la face livide et ressemblait plus que jamais à un loup gris prêt à mordre. Ce qui compliquait tout, c’est que l’un et l’autre connaissaient Francky, et que, d’une certaine façon, tous deux avaient une sorte d’estime pour lui.
Schneider referma le dossier, glissa deux photos dans sa poche de poitrine. Puis il se leva, ramassa son arme, enfonça un chargeur dans la crosse. Le canon dirigé vers le plafond, il monta une cartouche dans la chambre et glissa l’arme dans l’étui de tir rapide sur la hanche droite. On ne laisse pas refroidir une piste. Catala se leva avec plus de nonchalance et moins de détermination. Il savait ce que cela voulait dire : une nuit blanche à courir derrière Francky. Une nouvelle nuit blanche. Schneider décrocha des clés de voiture au tableau.
— Vous ou moi ?
Catala se résigna du geste. Schneider lui expédia les clés, que le jeune homme intercepta au vol. Ils sortirent, Schneider en dernier, éteignant sur eux.
La jeune femme se réveilla à tâtons dans le grand lit, s’étira de manière méthodique et paresseuse. Il faisait tiède, la couette était presque aussi lourde que le corps de l’homme qu’on aime. Le vent se bornait à siffloter dans le conduit de cheminée. Cheroquee tendit le bras et ne rencontra que du drap froid. Elle était seule. Elle avait dû rêver. Elle fit rouler la nuque lentement sur l’oreiller. En se réveillant peu à peu, elle avait souvent le sentiment de se réapproprier son corps. Il avait vécu sa vie durant le sommeil. Maintenant, elle rentrait chez elle et y prenait un simple et vrai plaisir.
Cheroquee devait le reconnaître : elle aimait son corps. Non pas qu’elle le jugeât parfait, elle était loin de se considérer comme un canon de beauté, mais c’était le sien, elle l’habitait depuis toujours et s’y sentait bien — sauf une fois par mois. Elle alluma le chevet, considéra le foutoir alentour. On la suivait réellement à la trace. Blouson et chaussures, foulard, robe, bas et culotte dans l’ordre matérialisaient la trajectoire approximative qui menait de la porte d’entrée à celle de la salle de bains. Elle mettait toujours de l’ordre, et ne laissait jamais rien traîner mais seulement le lendemain matin avant de partir. Marina avait disposé un peignoir éponge et une paire de mules sur une chaise. Cheroquee s’assit au bord du lit, bâilla de toutes ses forces en s’étirant de nouveau puis se leva. Elle embroussailla sa lourde crinière tout en se dirigeant d’un œil vers la salle de bains. Elle avait conscience de l’odeur de tourbe qui émanait d’elle. Elle n’y pouvait rien. Elle avait beau prendre des douches à tout bout de champ, cela n’y changeait rien. C’était encore pire au moment des règles. Déséquilibre hormonal.
Nue devant la grande glace, elle s’observa sans complaisance. Des jambes de sportive assez courtes mais musclées, les attaches fines et de tout petits pieds. Les choses s’aggravaient aux hanches — un peu trop larges —, et surtout avec la poitrine, beaucoup trop lourde et qui lui faisait des petites épaules et le torse gracile. Un jour ou l’autre, elle avait l’intention de se faire opérer. Un jour ou l’autre.