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Il était tard et pourtant Meunier resta un grand moment debout devant la fenêtre à scruter la nuit, puis il éteignit le plafonnier. Il se rassit, rouvrit son tiroir et sortit la photo qu’il poussa dans la lumière de sa lampe de bureau. X… pouvant être Dee-Dee avait cette expression péniblement absente qu’arborent certaines cover-girls pour des nécessités strictement professionnelles. On ne distinguait pas ses yeux, mais on voyait qu’elle braquait la face sur quelque chose ou sur quelqu’un. Quoi qu’elle regardât et quoi qu’elle vît, la jeune femme ne semblait en tirer aucun motif de satisfaction. Meunier eut la brusque certitude qu’elle ne marchait pas seule. Sur le bord gauche de l’image, il semblait y avoir comme l’extrémité fourrée d’une manche de blouson. Un blouson de pilote de la Deuxième Guerre comme en affectionnent les merdeux. Une manche et l’épaule ornée de l’écusson d’une unité de bombardement US. Meunier sortit une forte loupe carrée et examina le cliché millimètre par millimètre un bon moment, puis le téléphone sonna. Minnie voulait savoir s’il comptait rentrer un jour ou l’autre ou s’il allait falloir qu’elle lui fasse tenir un plateau-repas.

Par acquit de conscience, Meunier passa tout de même aux Abattoirs. Schneider était venu et reparti, flanqué de son porte-flingue habituel. Charles Catala, alias Charlie, alias Le Bique ou Quine d’Acier. La plus grosse bite de la Crime. Dagmar le savait : elle le pompait de temps en temps quand Charlie avait besoin d’un dépannage express. Schneider, elle ne savait pas. C’était le genre de type qu’elle ne savait même pas au juste comment il aurait fallu s’y prendre, pour se le faire. Ce n’était pourtant pas l’envie qui lui en manquait. Elle remarqua en se grattant le bras avec une rage sourde :

— Putain, l’enfoiré, je sais pas ce qu’il a ou ce qu’il n’a pas de plus que les autres, ce fumier, mais question chasseur, s’il veut me mettre une cartouche, c’est où il veut quand il veut. Même pas qu’il soit beau, remarquez, mais c’est un truc qu’une femme sent. Certaines femmes.

Elle se tut un instant, en se passant machinalement les paumes sur la gorge. Elle avait une taille de guêpe et deux seins durs et agressifs taillés en forme d’obus, comme ceux qui ornent les pare-chocs avant de Cadillac 55. La femme couchait, c’était un fait avéré mais Meunier avait du respect pour elle. Il l’avait vue massacrer deux types à mains nues, deux costauds en bleu de chauffe qui s’en étaient pris à la gamine finie à la pisse et qui servait des fois en salle en se plantant les trois quarts du temps. Entre deux confidences, Dagmar confirma au passage qu’elle venait de voir Bugsy. Il était entré en trombe pour se précipiter aux chiottes. Elle se rappela précisément :

— Il est rentré comme une balle. Il avait l’air d’un type qui a le cigare au bord des lèvres. Il est pas resté une minute, juste le temps de poser sa pêche qu’il s’était déjà tiré. Pas même entendu tirer la chasse d’eau. Je ne sais pas avec quoi il a pu se torcher, vu qu’il a même pas demandé de papier cul. Après, un pue-la-sueur m’a dit qu’il venait de voir juste avant Bugsy sortir de chez vous. Je m’en doutais, parce qu’il n’avait pas de lacets à ses shoes. (À la réflexion, elle s’étonna en secouant la tête.) C’est drôle, mais le petit connard n’avait pas même pas l’air d’avoir pris des coups.

— On se perfectionne de jour en jour, lui affirma Meunier, l’air imperturbable. On se modernise sans arrêt. Maintenant on cogne où ça ne se voit pas avec des trucs qui ne marquent pas. Ça arrive même qu’on le fasse sous surveillance médicale. Vous savez quand Schneider risque de repasser ?

— Vous savez quand la merde risque de vous retomber sur la gueule, vous ?

Subitement, elle avait vu Meunier décoller du bar, tourner les talons et sortir sans attendre la monnaie. Dagmar l’avait suivi des yeux aussi longtemps qu’elle l’avait pu. Meunier retournait chez les flics.

2

La mer, quand elle le veut, peut être d’un noir d’ébène aux atours purement maléfiques. Elle peut venir de si loin, depuis si longtemps, que nul ne songerait plus à lui demander son titre de transport. Elle peut être d’une douceur et d’une tendresse presque infinies, bien plus vaste et troublante qu’un pauvre sourire arraché au passage aux lèvres désolées d’une mère inconnue. La mer était sans mémoire. De plus, personne ne savait au juste ce qu’elle voulait. Sa brusque rage était inépuisable, de même que son calme trompeur et sa capacité presque infinie de mensonge. Ce qu’elle savait, elle le taisait. La mer, aucun homme ne la connaissait, mais si elle n’avait pas existé, aucun homme ne serait un homme — un homme digne de ce nom.

Dans le souvenir de Schneider, elle prenait les digues par le travers dans de grandes gerbes d’écume aussi hautes que des maisons à deux étages. La tempête venait plein est, avec une fureur implacable. Les lames s’abattaient et couraient tout du long de la digue avec de sourds coups de boutoir qui grondaient et vibraient comme des canons de tranchée. Tendre ou dure, fervente ou lascive, la mer a toujours un vague arrière-goût de sel et de larmes et parfois son ressac fait-il jusqu’à l’estran et son feston d’algues sèches et de débris comme un incessant sanglot, ravalé à grand-peine.

Peut-être la mer se borne-t-elle à nous raconter de tristes et lentes histoires qui ont l’inconstance de l’espoir et l’indulgence de l’amnésie. Il arrive alors que le ciel et la mer, la mort et la nuit ne fassent qu’un — et les vivants avec.

Schneider se tenait debout à l’extrémité de la digue. La météo avait lancé un avis de tempête. Il ne se trouvait pas face à la mer. Il était au bord du lac artificiel creusé à grands frais sur l’emplacement d’une ancienne décharge comblée à prix d’or par les différentes municipalités successives qui avaient régné sur la ville. Les lumières rouges, en face, brouillées dans les bourrasques, n’étaient que celles de l’incinérateur de déchets. Au bout de la base nautique, on avait tout de même implanté en guise de phare un feu de balise verte de fantaisie, qui donnait uniquement l’été et les jours de fête et sur un chenal ne menant à rien.

Schneider se tenait debout, les poings enfoncés dans ses poches de trench. Dans la voiture de service garée à distance, Charlie Catala, dit Quine d’Acier, prenait son mal en patience en écoutant Chris Isaak sur son baladeur. De loin, les épaules droites, le col relevé et les pans du trench lui battant les mollets, Schneider semblait concentrer toutes ses forces à conserver la position debout face à la tourmente. Catala était le seul flic à être au courant des étranges escapades de son chef, que Schneider se bornait à commander avec une ironie distante :

— To the Lighthouse, Charlie[2].

Charlie connaissait le message. Il n’ignorait pas non plus qu’il arrivait que Schneider s’y rendît tout seul par ses propres moyens. Il ignorait seulement que c’était le titre d’un des plus magnifiques ouvrages qu’ait produits la littérature anglaise. De toutes les manières, il avait cessé de longue date d’essayer de comprendre Schneider. Personne de sensé ne pouvait comprendre Schneider. Tout au plus pouvait-on deviner sans trop de risque de se tromper qu’un jour ou l’autre, pour une raison ou pour une autre, l’inspecteur principal Schneider avait cessé d’avoir une existence propre. La plupart du temps, son regard sans vie était pensivement braqué sur un spectacle qu’il était seul à voir.

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2

Roman de Virginia Woolf, traduit en français sous les titres La Promenade au phare ou Vers le phare. (N.d.A.)