Bubu était issu d’une famille de manouches alsaciens, dont la plupart étaient partis en fumée sous le Troisième Reich. À quatorze ans, il en faisait dix de plus et il avait été ramassé par les gendarmes. Il était passé entre leurs pattes, puis il avait atterri dans les locaux de la Carlingue*. Il avait été plusieurs fois roué de coups, il avait connu l’électricité et la baignoire. II y avait perdu toutes les dents, mais passé son brevet de civisme et gagné l’estime de ses tortionnaires. M. Lafont l’avait pris sous son aile. Le début d’une belle carrière, qui n’avait été interrompue que par quelques malencontreux et brefs séjours en maison d’arrêt.
Jamais aucun flic n’était parvenu à l’expédier plus haut qu’en Correctionnelle.
C’était cet individu qui redoutait Schneider.
Avec son sens inné de la survie, Bubu savait que ce genre d’adversaire, osseux, rapide et froid, en cas de choc, il fallait le sécher tout de suite, du premier coup, sans lui laisser l’ombre d’une chance parce que lui ne vous en laisserait pas la moindre si vous le manquiez. Deux balles à sanglier, tirées aussi vite que possible, en pleine tête.
Encore fallait-il que Schneider tournât le dos.
Schneider ne regardait nulle part en particulier et ce qui pouvait passer pour un sourire goguenard errait sur ses lèvres. Puis quelque chose d’opaque et qui n’avait pas l’air de le contenter ternit son regard sans vie.
— Rien à me reprocher, affirma Bubu à titre préventif.
— Bonne année, railla Schneider. Rien, pas même une Audi 100 coupé gris métallisé. Boîte manuelle cinq. Vitres teintées. Le moteur est un engin spécialement préparé à Ingolstadt et développe 120 ch. Disparue du parking de la concession, cette nuit vers deux heures du matin. Les clébards n’ont pas moufté. Deux robustes malinois mâle et femelle nourris à la viande rouge. Aucune alarme n’a fonctionné, pas même celle de l’Audi.
— Ces trucs marchent jamais quand il faut, déplora sincèrement Bubu.
— Ces trucs marchent toujours, sauf quand on sait comment les neutraliser. L’Audi sortait d’usine. Tout juste décoconnée. Elle devait être livrée ce matin, juste avant les fêtes, à un fils de dentiste. Valeur marchande, douze plaques. Valeur revente au black ?
— Ça dépend, réfléchit Bubu. Ça dépend si c’est une commande spéciale ou un coup au flan, ça dépend si c’est pour la voiture ou pour les pièces. Rien que le moteur, déjà…
— Combien ? répéta Schneider.
Bubu jeta un coup d’œil machinal au Remington à pompe, mais derrière Schneider, il y avait Charles Catala, avec sa grande bouche mobile et les boucles brunes dans le cou qui lui donnaient des airs de Julien Clerc.
— C’est pas comme ça que ça marche, Schneider, regretta pensivement Bubu. Y a pas vraiment d’argus pour une caisse de choure*. On ne peut pas dire ça fait tant ou tant. Y a trop de paramètres qui entrent en jeu.
— Combien ?
— Je dirais cinq ou six, estima Bubu. Avec les papiers, un peu plus.
— Les papiers, grinça Schneider.
Le sourire avait disparu de ses lèvres. Il s’était évanoui sans laisser de trace. L’Audi 100 coupé avait eu tout le temps de disparaître elle aussi. Ainsi que l’avait écrit Héraclite en son temps, tout passait. À qui entrait dans le fleuve, toujours les mêmes, d’autres et d’autres eaux toujours survenaient. Les femmes et les hommes, le fleuve lui-même, le temps et les voitures de luxe volées, les amours, y compris les plus ordinaires et incertaines, et même les flics aussi, tout passait. C’était à ce prix seulement que le monde et l’espèce survivaient.
Schneider alluma une Camel derrière ses paumes. La fumée lui brûla les poumons et en même temps, la montée de nicotine lui provoqua une sorte d’éphémère bouffée d’allégresse.
— Les papiers aussi ont été volés. Dans le bureau. Aucune serrure fracturée, pas la moindre trace d’hésitation ou de désordre. (Il apprécia en connaisseur.) Belle journée pour la Reine. Combien, avec les papiers ?
— Dix, reconnut Bubu avec un réel souci d’objectivité. Préparée à Ingolstadt, dix plaques. Le moins évident, le commanditaire. S’il est solvable ou pas. S’il est vraiment prêt à les allonger, sinon vous vous retrouvez avec votre merde sur les bras.
La brève bouffée d’allégresse s’était évanouie. Schneider dévisagea son interlocuteur avec froideur.
— Qui c’est, le commanditaire, Bubu ?
L’autre ouvrit et referma la bouche plusieurs fois, puis parut s’offusquer :
— Si je le savais, vous croyez quand même pas que je vous le dirais ?
Schneider eut de nouveau son étrange sourire étale.
— Un jour, Bubu, je te le promets, tu tomberas. Tu tomberas de tellement haut que tu auras tout le temps de comprendre que tu tombes et de te rappeler. Peut-être que je serai là pour te voir tomber et peut-être pas. (Il haussa les épaules.) Mais je sais que ce jour arrivera, parce que c’est écrit.
Bubu secoua la tête.
— Y a longtemps que je suis tombé. J’étais encore môme, mais je me rappelle tout.
— C’est pour ça que je te laisse durer encore un peu.
— Et le jour que vous dites, le jour que ça arrivera, qui est écrit, comme vous dites, je descendrai pas tout seul.
— Tu descendras tout seul, affirma Schneider. Moi aussi. On finit toujours seul.
— On verra bien, quand ça sera le moment, murmura Bubu.
Schneider remarqua l’extrême amertume, la retenue de ton de l’adversaire, mais aussi sa froide et calme détermination. Avant de passer de l’autre côté, Bubu Wittgenstein avait tenu le coup jusqu’au bout face à ses tortionnaires français. Schneider ne doutait pas un seul instant que le manouche fût un homme de parole. Ils étaient seuls, à présent, dans l’Algeco. Dès qu’il avait flairé le tour que prenait la conversation, Charles Catala s’était esquivé sans bruit. Maintenant, il errait devant, sans but apparent. Une casse dans la nuit ne diffère pas sensiblement d’un cimetière. Seule la lumière crue des halogènes illuminait la scène de son implacable nudité. Le vent était subitement tombé. Il avait molli jusqu’à ne plus émettre qu’un mince sifflement discontinu, ironique et distant.
Schneider écrasa sa cigarette sur le plancher, releva les yeux, et, sans transition :
— Tu as ce que je t’ai demandé ?
Bubu brandit un gros pouce écrasé en direction du hangar en face.
Ils sortirent. Catala les rejoignit, les mains enfoncées dans les poches arrière du jean.
Avec des gestes économes et presque tendres, Bubu retira la bâche en commençant par le capot moteur. De ses énormes pattes esquintées à titre de préambule par les gestapistes, il la roula avec soin tout en se reculant de quelques mètres. Le capot avait une taille suffisante pour y faire apponter un bombardier torpilleur de la dernière guerre et la tôle était aussi épaisse que celle d’un pont transbordeur. La calandre comportait des phares pourvus de volets qui lui donnaient l’air de pouvoir rouler en aveugle les yeux fermés. Bubu couvait l’engin avec une sorte de respect presque religieux.
Certaines voitures, comme bien des hommes, se contentent de n’être que de simples objets insipides et d’usage courant. À un moment donné, tout le monde peut se contenter de peu. Devant celle-ci, Bubu éprouvait une émotion et un respect qui n’avaient rien à voir avec le maquillage et le trafic de voitures volées. Il pétrissait la bâche tout en se reculant encore. Il récitait avec une curieuse fierté, d’un ton de respect presque religieux :