À l’évidence, le soi-disant Francky n’était pas Francky. Sous le casque, dans le blouson de Francky se tenait une femme au visage émacié d’une effrayante maigreur. L’image même de la mort avec à la bouche un rictus immobile, immémorial, oublié sur place comme une preuve à charge. En silence, on se passa et se repassa les quatre photos prises en rafale où on voyait la femme de manière claire, distincte, évidente. Francky n’était pas Francky. Le jeune homme n’avait pas pu tuer Meunier. Quelqu’un d’autre l’avait fait à sa place.
Il y avait un innocent au trou et quelque part une criminelle en liberté.
Personne ne se sentit le courage de parler avant que Schneider n’eût dit quelque chose. Celui-ci semblait hébété, sonné, comme compté K-O. Il ramassa une cigarette à tâtons, la porta à ses lèvres et l’alluma. Il contemplait encore et encore l’image devant ses yeux. On aurait presque dit que la morte et lui se parlaient. En un sens, c’était le cas : Schneider avait l’horrible certitude de connaître la femme de la photo. Il comprenait peu à peu que, où qu’on aille et quoi que l’on fasse, on n’en finissait jamais de payer certaines additions. Qu’aussi haut que l’on volait, qu’aussi loin qu’on allait, on finissait toujours par tomber.
Qu’on ne faisait jamais qu’aller à une fin prochaine.
Au bout d’un long moment, il décrocha son téléphone avec beaucoup de lassitude et demanda à parler au procureur Gauthier. Il lui fallait le voir dans l’instant.
Le procureur Gauthier avait en main le procès-verbal de renseignements relatant les recherches que le groupe criminel avait effectuées immédiatement lors de l’interpellation de Francky. Le document était signé de l’inspecteur Schneider et la manière systématique et détaillée dont il était rédigé portait sa marque. C’était un rapport destiné à faire connaître à l’autorité judiciaire ce que l’on savait sur le suspect au moment des faits. Il en ressortait que l’inculpé avait quitté son dernier domicile connu plus de deux ans auparavant. Parti sans laisser d’adresse. L’enquête de voisinage avait établi que le jeune homme occupait alors le studio bourgeoisement, et qu’il n’y recevait guère.
Il était alors employé en tant que jardinier-paysagiste à la ville. Il avait subitement abandonné son emploi sensiblement en même temps qu’il avait quitté son dernier domicile connu. Il n’était même pas venu récupérer son chèque de fin de mois. Selon les renseignements recueillis à l’ANPE locale, il n’y était pas inscrit en tant que demandeur d’emploi.
Aucun élément ne permettait d’établir de manière tangible que le sieur Francky Reinart entretenait des relations criminelles ou délictuelles avec des éléments connus de la délinquance ou de la criminalité locale. Les consultations d’archives, tant locales que nationales, avaient établi que le sieur Reinart était connu des services de police, pour des faits d’homicide volontaire, faits entièrement couverts par l’état de légitime défense. Il n’y avait pas eu de condamnation. Par la suite, le jeune homme n’avait jamais été entendu par les services de police ou de gendarmerie, aussi bien en qualité d’auteur, que de complice ou de témoin, ou poursuivi pour infraction à la législation sur les stupéfiants.
Il n’était cependant pas douteux qu’il connaissait l’inspecteur principal Meunier et ne pouvait ignorer sa qualité de policier. Rien ne pouvait expliquer son geste. Ils étaient quatre dans le cabinet du procureur Gauthier. Il y avait Schneider assis, les épaules basses et qui fumait en silence en regardant à ses pieds. Nul n’aurait songé à lui interdire de fumer, tant il semblait las et accablé. Il y avait Gauthier, mais il y avait aussi le magistrat instructeur, le juge Courtil et la juge des enfants, la dame Meunier. Elle tenait entre les doigts l’une des photos sur laquelle la femme au visage grimaçant et sans âge tirait sur l’inspecteur principal Meunier. On voyait Meunier accuser le coup. La netteté glaciale du cliché ne laissait aucun doute. Elle releva les yeux, Schneider fumait en silence.
Un autre homme perdu. Un homme perdu pour lui-même.
À l’égard de cette sorte de perdition, il n’existe pas de salut possible.
Gauthier déclara d’un ton sec :
— Arrêtez de vous flageller, Schneider. Vous n’avez rien à vous reprocher. À votre place, n’importe qui aurait conclu la même chose.
— N’importe qui, souligna Schneider d’une voix sourde.
— En tant qu’OPJ, vous êtes n’importe qui, ajouta Gauthier. En tant qu’homme vous n’êtes personne. Une pièce grise et anonyme dans une machine sans âme. Vous avez fait ce que vous aviez à faire, et ni vous ni nous n’avons rien à nous reprocher.
Schneider secoua lentement la tête. Bien sûr, qu’il n’était personne. Il n’en avait jamais douté un seul instant. Il avait seulement tenté de tracer un chemin droit et juste. Il s’était tout de même trompé. À cause de cette erreur, qui n’était qu’une simple faute, un homme avait risqué la mort. Dagmar, dans sa longue et amère sagesse de putain, Bubu, dans sa rude sagacité de truand qui s’y connaissait en hommes pour avoir commencé chez M. Lafont, dans les sous-sols de la Gestapo, la mère même de Francky le lui avaient affirmé sans détour. Francky était ce qu’il était, mais certainement pas un tueur de flics.
Il ne les avait pas écoutés. Pour invraisemblable que cela parût, il pouvait y avoir deux blousons flight, deux casques intégraux, deux motos du même type dans l’ensemble de la galaxie. Schneider n’avait écouté personne, même pas son intime conviction, qui chuchotait à part soi que lui non plus ne croyait pas tout à fait que Francky fût un tueur de flics.
Il tourna la tête vers le juge Courtil et déclara, droit dans les yeux :
— Monsieur le juge, eu égard aux circonstances, je demande à être relevé de l’enquête.
— Pas question, coupa Courtil. C’est vous qui avez commencé, c’est à vous de finir.
Schneider secoua la tête, écrasa sa cigarette.
— On a une idée de la femme ?
— Non, dit Schneider. Entre trente et quarante ans. Cancer ou toxico. Ou les deux.
— On peut supposer cependant qu’il s’agit d’une proche de Francky Reinart.
— À ce stade, on peut tout supposer, murmura Schneider.
Il réfléchit et ajouta, contre son gré :
— De l’avis commun, Francky n’avait pas de petite amie. Personne ne lui a jamais connu de relation féminine.
La juge Meunier se pencha, fit en sorte de capter son regard :
— Je crois savoir que Francky Reinart ne vous était pas inconnu.
— En effet, madame la juge, reconnut Schneider d’une voix sourde.
— Je crois savoir, insista-t-elle, qu’à un moment donné vous en avez été assez proche.
— En effet, répéta Schneider.
Pour des raisons mystérieuses et sur lesquelles il aurait refusé de s’expliquer, même devant une cour de justice, Schneider avait ambitionné de tirer Francky de l’ornière. Il avait senti dans le jeune homme les restes d’une colère ancienne, pour employer la formule de Rilke. Outre ses qualités de cavalier d’exception, Francky transportait dans ses fontes, sans y prendre garde, une sorte d’innocence candide, de fidélité à soi et de sauvagerie, qui lui venaient peut-être du fait qu’il était un fils du vent — ou peut-être simplement du fait qu’il était Francky.