— C’est joli, vous l’avez acheté où ?
— Un cadeau, dit Schneider.
— Ah, fit la femme en le reposant avec soin à l’endroit précis où il se trouvait. C’est quand même bizarre, vous ne trouvez pas ? Offrir un cercueil, c’est quand même bizarre.
Schneider garda le silence.
Il lui tendit les photos. Elle les examina lentement, minutieusement. Il avait fait chaud, dans la voiture de police, et le jeune flic (Charlie) conduisait avec beaucoup d’adresse dans la circulation du matin. Lorsqu’il avait sonné à sa porte, la femme lui avait juste demandé cinq minutes pour se préparer, sans demander ni quoi ni qu’est-ce. Souvent, des types au bout du rouleau qu’on vient arrêter au petit matin suivent ainsi sans faire d’histoire. Ils savent que c’est la fin. Pour la plupart, ils le savaient depuis le début. Brusquement la dame Mortier affirma, sans l’ombre d’une hésitation, et même avec une certaine force :
— C’est elle, c’est bien elle sur la moto.
— Vous en êtes sûre ?
— C’est elle, vous savez.
Schneider tapa rapidement, des dix doigts : la personne que vous me présentez sur la photographie est bien celle que j’ai aperçue alors qu’elle quittait la station Université au guidon de la moto, peu après que l’inspecteur principal Meunier eut été abattu. Indifférente au cliquetis précipité de la machine à écrire, la femme demanda du feu, Charlie lui en donna avec son briquet jetable. Pour elle, Charlie n’avait pas l’air d’un flic. On aurait dit un jeune, plutôt beau gosse et qui devait avoir pas mal de succès avec les femmes. Elle-même avait été une femme, que ses élèves avaient appelée « la limande » en lui quittant ses vêtements. Blanche et maigre comme une limande. Avait été. En le remerciant du front, elle confia :
— Je l’avais déjà vue.
— Vous aviez vu qui ?
— Cette femme. Je l’avais déjà vue.
Subitement en alerte, Schneider releva le front :
— Vous l’aviez vue où ?
— Plusieurs fois. C’était une amie de Bugsy.
— Vous voulez dit que Bugsy la ravitaillait ?
— Oui, dit la femme.
— Une cliente, en somme.
— Oui. Ils ne savaient pas que j’étais là. J’étais arrivée en avance.
Il y eut un silence. L’inspecteur principal Claude Schneider la fixait, mais sans avoir vraiment l’air de la voir. Lui aussi devait avoir du succès avec les femmes. Il était plus mûr, plus taciturne. Elle l’avait vu en photo dans le journal, mais sur la photo on ne voyait pas ses yeux. Il portait des lunettes noires et avait l’air furieux. Une nouvelle fois, elle tendit les doigts et frôla le petit cercueil. Drôle d’idée d’offrir un cercueil. Le jeune flic (Charlie) lui tendit le cendrier. Elle n’eut pas besoin de tapoter sa cigarette, la cendre tomba toute seule, un mince cylindre gris et net. Un radiateur de chauffage chantonnait quelque part.
La dame Mortier était bien. Elle avait chaud. Chez elle, il faisait seize parce qu’elle n’avait pas fait remplir sa cuve à fuel depuis des années. Non pas qu’elle manquât d’argent. Sa pension tombait chaque trimestre, mais elle n’y avait pas pensé en temps utile. Elle n’y pensait jamais quand il le fallait, ensuite quand il faisait douze ou seize degrés, il était trop tard. Certains hivers, les vitres de la petite cuisine gelaient à l’intérieur et ça faisait comme des fougères de glace irisée où se prenait la faible et douce lumière de la rue.
— Je l’ai vue aussi dans la zone piétonne. Elle allait de boutique en boutique. Il y avait avec elle un jeune homme qui portait les paquets.
Elle balaya Charlie du regard.
— Un jeune homme de votre âge, avec des boucles noires comme vous. Plus trapu et sombre de peau, avec des poignets de débardeur. Il la suivait comme son ombre. En portant les paquets.
Dans une autre vie, elle aussi aurait pu aller de boutique en boutique, avec un beau jeune homme attaché à ses basques. À porter les paquets. Après tout, elle aussi était une femme, avait été une femme, au moins sur le papier. Elle sortit sa carte d’identité, la montra aux policiers. Un jour, un homme aurait pu. Sur la photo, elle avait l’air d’un petit rongeur affamé et malingre aux yeux durs et luisants comme des boutons de bottine. Aucun homme n’aurait jamais pu.
— Elle avait un manteau en cuir, un peu comme une sorte de redingote. Vous voyez. Du très beau cuir, très souple. Très souple. Je me suis même approchée. C’était vraiment du très beau cuir. Je l’ai touché. Elle s’est retournée vers moi, elle m’a regardée. Elle ne m’a pas crié dessus, ni rien. Elle m’a regardée, elle s’est retournée et elle est partie. On aurait dit qu’elle ne m’avait pas vue.
Schneider alluma une cigarette. Le claquement sec du Zippo fit tressaillir la femme.
— C’était il y a combien de temps ?
Elle réfléchit, déposa la cendre dans le cendrier, remarqua pour soi-même :
— Je ne comprends pas comment quelqu’un peut offrir un cercueil à quelqu’un d’autre.
— Peut-être parce que c’est un objet intime et confortable, supposa Schneider.
— Un vrai, je ne dis pas, reconnut la femme, mais un cercueil miniature.
— C’était quand ? demanda Charlie Catala en se penchant sur son épaule.
Elle le dévisagea en reculant pas à pas dans sa tête. Le visage du jeune homme, le radiateur qui fredonnait, même l’homme qui se tenait le visage attentif à la machine à écrire, l’univers entier commençait à s’enfoncer dans les ténèbres. Au dernier moment, elle se rappela avec une hallucinante netteté.
— C’était juste avant Noël. Les vitrines étaient allumées et il y avait des pères Noël et des santons. Je les ai vus s’en aller. Il y avait une jeep garée sur le trottoir. Une jeep de l’armée américaine avec une grosse antenne. Le jeune homme a déposé les paquets derrière, il est monté au volant. Elle est montée à côté de lui. Ils sont partis.
Contact radio rompu.
Schneider alluma une cigarette et cessa de taper. Il était à la ramasse. Une jeep de l’armée américaine, avec une antenne radio sur sa grosse embase. Il ne devait pas y en avoir des dizaines dans la région, et encore moins dans la ville. La dame Mortier était loin, à présent. Il fallait juste la faire revenir le temps qu’elle signe son procès-verbal de déclaration, puis Charles Catala serait chargé de la reconduire chez elle. Chaque homme, chaque femme, dans sa propre solitude. Schneider regarda par la fenêtre. Sans qu’il s’en rendît compte, la nuit était déjà en train de tomber. La face blême dans la vitre sombre était la sienne. Elle semblait interroger du fond des ténèbres, tout en étant résignée d’avance à ne jamais recevoir la moindre réponse de quiconque.
L’audition de la dame Mortier avait finalement duré plus de deux heures quarante.
Le reste fut d’une tristesse infinie. Les réverbères s’allumaient, les vitrines aussi. D’un coup de voiture, ils raccompagnèrent la dame Mortier à son domicile, dans une vieille rue sur la zone. Il y avait des garages, des lambeaux de jardinets et de-ci, de-là une lumière vacillante. De longues palissades indiquaient que l’endroit était promis à la démolition et qu’il y aurait bientôt à la place de grands immeubles modernes, clairs et aérés, à la population jeune et exaltante. Les promoteurs avaient commencé à s’abattre, comme des vols de choucas. On entrevoyait des squelettes de grues et des silhouettes sombres de scrapers tapis dans l’ombre. La dame Mortier habitait une masure de deux étages, au-dessus d’un café qui s’appelait, sans doute par quelque secrète dérision, le Café de la Paix. Le rideau métallique rouillé faisait comme une vilaine taie brunâtre sur un œil mort.