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C’était chez elle. Elle avait hérité la masure de ses parents. Son grand-père paternel avait été le dernier patron du bar, quand les routiers s’y arrêtaient sur le chemin du Sud. C’était avant la rocade et les grands immeubles tranchants comme du verre blindé. Catala abrégea en faisant ronfler le moteur. Elle partit dans la nuit. Assis à la place du mort, Schneider se taisait, le storno entre les doigts. Ils retournèrent en ville au gyrophare pour faire plus vite.

Dans la rue marchande, ils ne mirent que vingt minutes pour tomber sur la patronne d’une boutique de maroquinerie. Elle se rappelait parfaitement la jeune femme sur la photo. Elle était venue faire quelques emplettes au moment de Noël. Elle était accompagnée d’un jeune homme trapu en blouson de pilote et qui la suivait comme son ombre. La jeune femme était exagérément maigre, elle portait des lunettes de soleil bien qu’il fût déjà tard. C’était une personne élégante qu’elle avait prise pour une étrangère, anglaise ou américaine à cause de l’accent. Elle s’en souvenait d’autant plus que, compte tenu du montant des achats, elle avait pris la précaution d’appeler la banque émettrice de la carte de crédit. L’adjoint du chef d’agence lui avait fait savoir assez sèchement que le compte de sa cliente était largement (très largement) créditeur et que la transaction pouvait avoir lieu sans risque. Un homme au ton très désagréable et même suffisant.

Non, sur le moment, elle n’avait fait aucun lien entre la cliente élégante, taciturne et un peu snob, qui avait fait des achats d’un montant très considérable, et Me Thomassot. Elle n’avait aucune raison de le faire, pas vrai ? Les homonymies, ça existe. Charlie Catala le reconnut. Schneider regardait dehors, quelque chose qu’il était seul à voir et c’était tant mieux pour tout le monde. Des gens allaient et venaient, une voiture de patrouille passa au ralenti. Le temps ne se décidait pas clairement entre le redoux et le gel. Le policier avait mal dans les os. Charlie Catala demanda communication du reçu de carte bleue, ainsi que copie de la facture. La maroquinière fit mine de s’exaspérer. Schneider se borna à tourner le regard vers elle. Il n’était ni menaçant ni hostile, il était parfaitement vide. Il dit :

— Nous agissons sur commission rogatoire du juge Courtil.

— Ah, fit la femme. Il va falloir que je voie avec ma comptabilité.

Elle affecta de sourire.

— Ça va demander un jour ou deux.

Schneider n’était pas pressé à la journée. Il n’était plus pressé du tout. Il savait ce qui l’attendait au bout. Ils firent encore deux boutiques. La jeune femme en manteau de cuir et son comparse avaient écumé la rue. Elle avait acheté plusieurs cardigans sans les essayer, des bougies odorantes new age comme il s’en vend sur tous les sites plus ou moins touristiques, une perruque ardoise bon marché, des bijoux clinquants qui tenaient de la verroterie, ainsi que deux paires de chaussures de marque. Selon la vendeuse, la cliente avait l’air d’acheter plus ou moins au petit bonheur la chance.

— Des bottines jaunes, déclara Schneider.

— Des bottines jaunes, oui, de marque Levi’s. Deux paires en même temps. Personne n’achète deux paires de chaussures de la même pointure, deux paires en même temps, n’est-ce pas ?

C’était une jolie petite brune aux courbes voluptueuses en robe noire à mi-cuisse avec des collants Lurex et des ballerines en vernis, et qui tentait désespérément de bien faire. Elle regardait alternativement chaque policier, le jeune et le moins jeune, avec une sorte de bonne volonté pathétique. Elle aussi devait avoir envie d’être aimée. Elle reconnut sans difficulté la personne sur la photo. C’était bien celle qui, aux environs de Noël, s’était présentée accompagnée d’un jeune homme pour acheter deux paires de bottines jaunes. Schneider la convoqua au commissariat pour le lendemain, à l’heure qui lui conviendrait, aux fins de témoigner. Elle promit. Elle aurait tout promis, ou presque.

Dans la rue, Schneider alluma une cigarette, tout en remontant son col de veste. Charlie Catala lui trouva l’air souffrant, mais ne fit pas la moindre remarque. Après tout, il se pouvait que ce fût sa jeune et récente compagne qui l’épuisât. Cependant, Schneider n’était pas si vieux que ça, après tout. Il se tenait encore bien, pour ses quarante-six ans. Avec le col de sa vieille veste de combat remonté, les traits de son visage, à la lumière douce des devantures, trahissaient même, par instants, à son insu, quelque chose d’étrangement juvénile.

Une sorte de curieuse vulnérabilité.

Charlie avait suffisamment vu son chef en action pour douter que cela fût possible.

Schneider consulta sa montre. Il allait être dix-neuf heures.

— On sait qui c’est. Demain, il va falloir la loger.

— Le guignol avec elle, c’est Francky ?

— Qui voulez-vous que ce soit ? articula Schneider, en regardant ailleurs.

— La femme, quel rapport avec votre ami Tom ?

Schneider s’abstint de répondre. Le froid l’avait envahi. Il avait hâte d’un verre et de la chaleur de Cheroquee contre lui. Il avait hâte de sombrer dans le sommeil. C’était bien le gel qui venait, il le sentait dans ses os qu’il rendait cassants. Il se dirigea vers la voiture et ne desserra pas les dents jusqu’à ce que Charlie emprunte la rampe du parking souterrain de l’hôtel de police. Alors, les cahots du ralentisseur lui firent durement savoir qu’il était revenu dans le monde des morts, et qu’il allait devoir faire face.

La femme, quel rapport avec votre ami Tom ?

Lorsqu’ils sortirent de l’ascenseur, une joyeuse pétaudière régnait dans le petit hall du groupe criminel. Il y avait deux gardiens de la paix en uniforme de flics qui houspillaient deux clodos en uniforme de clodos. L’un des deux clodos houspillait l’autre en le tenant par une oreille et en le secouant. Un grand type en bleu de travail, un gigantesque rouquin, houspillait tout le monde en gueulant qu’il avait autre chose à faire que venir se faire chier après le boulot dans des locaux de police, qui avaient tout l’air d’une maison de fous. Schneider se fraya un chemin et reconnut la gandoura de Courapied. L’inspecteur portait des spartiates de cuir marron et ses orteils étaient noirs de crasse.

D’un instant à l’autre, les gardiens allaient lui foutre sur la gueule, au motif que le bique à la gandoura se foutait de la leur, de gueule. Il se prétendait flic. On n’avait jamais vu de flic en gandoura. Schneider s’interposa à grand-peine. Charlie Catala fit mouvement pour séparer les belligérants qui menaçaient d’en découdre dans la plus grande confusion. Il se fit un bref instant de trêve, durant lequel Schneider déclara sur un ton sinistre :

— J’aimerais comprendre.

Le feu faillit reprendre instantanément. Le grand rouquin, drapé dans une dignité d’emprunt, décida de foutre le camp, puisque c’était comme ça. Sans lâcher l’oreille du clodo qu’il triturait à loisir, Courapied lui aboya de rester. Le rouquin demeura sur un pied. Courapied se tourna vers Schneider, tandis que Charlie Catala faisait barrage aux gardiens. Il dit à Schneider, d’un ton résolu :

— Je vais avoir besoin de vous pour notifier la garde-à-vue de Monsieur.

En même temps, il secouait le clodo qui glapissait en fléchissant les genoux.

— Motif de la mesure de garde à vue, je vous prie, s’enquit Schneider avec une courtoisie de pure façade.

Au vrai, il hésitait entre une franche colère, parce qu’il fallait bien que celle-ci s’abattît sur quelqu’un ou quelque chose, et la plus parfaite hilarité, qu’en tant que Schneider en particulier et que chef du groupe criminel en général, il ne pouvait décemment se permettre.