— Homicide volontaire commis en réunion sur la personne du soi-disant Bugsy, récita Courapied d’un trait.
— Je confirme, déclara d’une voix forte le rouquin qui dominait tout le monde de la tête et des épaules. Je les ai vus se battre. Ça a commencé pas loin de la cabine d’aiguillage.
— Vous êtes qui, vous ? demanda Schneider de but en blanc.
— Le chef-aiguilleur, dit Courapied sans cesser de secouer sa proie. De son poste, il les a vus se chicorer près des voies. Guignol a reconnu spontanément les faits. Il m’a donné le nom de ses deux complices. Tous trois sont très défavorablement connus des services de police pour des faits de vol avec violence, tentative d’extorsion de fonds sous la menace, usage et trafic de stupéfiants. Tous trois étaient détaillants du soi-disant Bugsy. Moitié détaillants, moitié clients. C’est ce qui a causé sa perte.
— Les deux autres ?
— Logés, grinça Courapied avec une férocité certaine. Deux sédentaires, qui peuvent pas aller bien loin. Courte-patte et Patachon. L’un des deux a un pied en moins et l’autre n’a jamais eu toute sa tête. Plus qu’à aller les cueillir au nid quand on voudra.
— Tout le monde dans mon bureau, décida Schneider, puis s’adressant aux hommes en uniforme : sauf vous deux, messieurs.
Au moment de s’en aller, l’un des gardiens se retourna vers lui, avec l’air d’un gosse grognon injustement pris en faute dans la cour de récré.
— Comment on pouvait savoir que votre type, c’était vraiment un flic ? Il n’avait pas de carte de flic, pas de rondelle, ni rien.
— Oui, reconnut Schneider à tout hasard.
Il en aurait presque grincé des dents. Lui-même, parfois…
Bien que policier, l’inspecteur principal Claude Schneider n’était pas tout à fait un être rudimentaire et inculte. Il savait plus ou moins ce que le terme de « Golgotha » pouvait signifier. Plus ou moins. Il lui semblait en appréhender le sens, ne fût-ce que de manière schématique, indirecte et globale. Selon les bons auteurs, Golgotha voulait signifier de manière métaphorique la lente et pénible ascension de quelque mont sans espoir, à moins qu’on le prît pour une parabole de toute existence humaine. Chacun avait à gravir son propre Golgotha, lentement, minutieusement, jour après jour, avant de se décharger enfin un jour de son existence dans le néant, à l’image de ces conteneurs qui se vident inexorablement chaque matin dans les camions-poubelles qui embouteillent les rues de leur pestilence.
Schneider avait ainsi un Golgotha personnel qu’il s’agissait de gravir sans rechigner puisque tel était le sort commun. Ce Golgotha s’ornait de tout un tas de petits Golgotha tout aussi personnels, irritants et cocasses, qui en faisaient des sortes d’appoggiatures ou parfois seulement de trilles et de variations subtils et inopportuns sur la trame du malheur.
Le commissaire central Alvarez était l’un de ceux-ci. Schneider balançait sur la question d’y inclure ou non Manière. Stern en avait fait partie, mais à présent il se battait avec ses propres démons, dans une cellule en psychiatrie. Parmi ses Golgotha personnels, Schneider classait sans hésiter Bubu Wittgenstein et sa bande. Me Thomas Thomassot, dit Monsieur Tom. En tête de liste, es qualités de Golgotha de proximité, il y avait l’inspecteur de police Courapied et sa maléfique clarinette. Celui-ci avait fait signer le procès-verbal de garde à vue à Schneider et conduit aussitôt sa proie dans son antre. Non, Courapied n’avait besoin de personne pour opérer son patient.
Personne, pas même en Harley-Davidson.
C’était sa viande à lui et à personne d’autre.
De même, le lendemain, il n’aurait besoin de personne pour aller stopper les deux autres guignols qui gîtaient dans le labyrinthe sous le marché couvert. Schneider n’était utile que pour signer les registres, les procès-verbaux de fouille et de garde à vue que l’autre lui présentait en marquant l’emplacement de l’index avec la froide autorité d’un commis aux écritures sourcilleux et quelque peu tatillon. D’aussi loin qu’il se souvînt, Schneider ne se rappelait pas un seul commis aux écritures duquel il n’émanât de subtils relents de suint, de poubelle et d’urine.
Il ralluma une cigarette. Consulta sa montre.
Un autre Golgotha serait de procéder le lendemain aux ultimes vérifications, puis de chercher et de trouver la personne qui avait abattu Meunier. Ensuite, il lui faudrait apprendre à un père que sa fille était une meurtrière passible des assises. Une autre sorte de Golgotha, dont il aurait aimé pouvoir retarder l’échéance. Il était tard, Dumont, Catala et Müller étaient allés rejoindre Nello à l’abreuvoir. Schneider n’en présageait rien de bon, mais il n’avait pas réellement le moyen d’interdire en dehors des heures de service. Lui-même n’aurait pas détesté l’idée d’un verre ou deux, même si sa seule présence avait pour effet de refroidir et de guinder l’ambiance.
Ses yeux balayèrent le cercueil miniature que nul ne remarquait plus vraiment à présent. Pourtant, un être humain avait passé pas mal de temps et investi beaucoup de lui-même pour le fabriquer et à ce titre, l’objet, dont l’assemblage revêtait un caractère minutieux et complexe, méritait au moins un certain respect. Celui qui l’avait fabriqué montrait qu’il savait réellement comment était fait un cercueil et ce à quoi il servait.
Le téléphone sonna non loin de son coude. Schneider décrocha.
— Votre dame est arrivée depuis un bon moment. Elle vous fait dire qu’elle vous attend aux Abattoirs.
Il y avait une sorte de jubilation suspecte dans la voix du planton.
Dès qu’elle vit entrer Schneider, Dagmar quitta la caisse pour s’interposer :
— Lui gueulez pas dessus, c’est pas elle qui a commencé.
Schneider s’avança. Cheroquee lui tournait le dos, accoudée au comptoir. Sa noire crinière, qu’elle secouait en cadence, lui dévalait jusqu’à la taille. Elle portait un de ses jeans qui semblaient peints à même les fesses, qui s’agitaient elles aussi en cadence, et son blouson court qui s’arrêtait au-dessus de la taille.
— C’est pas elle, c’est les autres, plaida Dagmar, à peine audible.
La jeune femme menait le chœur à pleins poumons. C’était un chœur passablement hétéroclite, avec une partie de la bande à Schneider, auquel s’étaient joints des pue-la-sueur du coin et quelques anonymes qui s’étaient contentés de sauter dans le train en marche. De sa voix à la fois rauque et enjouée, elle racontait à tue-tête, avec un trémoussement de consentement qui n’avait rien de feint, la triste histoire de la fille du bédouin qui, jour après jour, suivait la caravane et se mourait d’amour pour un jeune bédouin de la caravane. Il était question de petit ânier, qui, dans les bananiers, chipait des bananes que la fille du bédouin rangeait avec soin dans son petit couffin. Peu à peu, la fille du bédouin avait fini par connaître tous les bédouins de la caravane. Le caractère égrillard du propos ne pouvait échapper à personne.
Écartant Dagmar d’un revers de bras, Schneider s’avança. Brusquement, Cheroquee aperçut le visage blême du policier dans la glace du bar. Elle se retourna d’un bloc en lâchant :
— Ah, merde.
Schneider ne perdit pas une seconde. Comme il l’eût fait d’un individu stoppé en flagrant délit, il la saisit par le coude et l’entraîna dehors. Aux Abattoirs, où le silence était tombé d’un bloc, chacun rentra un instant la tête dans les épaules. On se doutait bien que, connaissant Schneider comme on le connaissait, ça allait camphrer sévère.
Marchant à grandes enjambées, il l’avait conduite un peu plus loin et poussée dans la première encoignure disponible. Il l’avait plaquée au mur, écrasant son bas-ventre sous le sien. Une autre sorte de Golgotha. Elle avait tenté une ultime vaine défense, non sans une certaine indignation :