— Vos andouilles, ils m’ont prise pour une lapine de six semaines. Ils ont essayé de m’enterrer au Ricard. Vous vous rendez compte !
Outrée, elle semblait n’en pas revenir. Schneider ne se perdit pas en attendus. Il lui ouvrit le blouson, glissa les mains sous son pull et lui prit la taille en même temps que ses lèvres cherchaient sa bouche chaude et tout de suite entrouverte, qui sentait la cigarette et l’alcool, tout en avertissant la jeune femme d’un ton sourd :
— Attendez qu’on soit rentrés, vous allez voir ce que vous allez prendre.
Au briefing du matin, il y eut un instant de gêne que Schneider laissa filer volontairement. Il arborait volontairement sa tête des mauvais jours. Comme promis, la jeune femme avait bien pris et ça avait duré jusque tard dans la nuit. Ou jusque tôt sur le matin. Charlie Catala avait fini par rompre le silence en déclarant, plus ou moins en guise de diversion :
— Quatre jeeps en carte grise collection. L’une d’elles appartient à un vétérinaire en retraite. Deux autres à un club de fêlés qui défilent tous les 4 août drapés dans le drapeau US et font les festivals de country dans toute l’Europe. La dernière est celle de l’Écurie des Monestiés.
Müller ricana distinctement. L’un des plus fameux baisodromes de l’endroit. On y louait des bungalows, des caravanes et des roulottes aménagées, à l’heure, à la nuit aussi bien qu’à l’année. Il y avait aussi des cours d’équitation et un vaste manège couvert, plus ou moins pour la façade. Piscine. Tennis. Les Monestiés fermaient de novembre à mars. Officiellement. Officiellement, aucune personne de l’un ou l’autre sexe, ou de tous les sexes possibles, n’arpentait la rue de l’Arquebuse, passé la tombée de la nuit. Les personnes qui se penchaient aux vitres des voitures provisoirement à l’arrêt le temps de s’entendre sur les prix, l’endroit et la nature des prestations n’avaient aucune existence officielle. Schneider se leva, glissa son revolver à l’étui et balaya ses troupes d’un dernier regard lourd de sens.
La fille du bédouin, hein ?
En réalité, à l’intérieur, Schneider n’était pas loin de jubiler : elle les avait tous pris sous son charme comme elle l’avait capturé lui-même dans ses rets, sans coup férir ni démériter. À la loyale. Cheroquee n’avait rien d’une lapine de six semaines. Seulement une voix rauque et juste, des hanches montées sur roulements à billes et un abattage d’enfer. Schneider ramassa des clés de voiture et un storno, et sélectionna Charlie et Müller pour une visite aux Monestiés.
Il fit signe :
— Embarquez tout de même le pompe, on sait jamais sur qui on peut tomber.
— Aperçu, fit Müller en déverrouillant l’armoire forte.
Plus que tout autre, il était fondamentalement convaincu de la valeur dissuasive que procurait le bruit de culasse complexe et saccadé d’un fusil à pompe dont on actionne le mécanisme de manière décomposée, sans précipitation excessive. Schlak. Schlak.
L’opération prit moins de deux heures. La jeep avec une grande antenne radio stationnait devant le bureau. Dans le bureau, un type maigre au regard aussi franc que celui d’un âne borgne commença par les envoyer au bain. Dehors, il faisait moins dix et à peu près la même température à l’intérieur. De la buée s’échappait de toutes les bouches, excepté celle de Schneider qui s’astreignait à ne pas grincer des dents. Le type avait loué une caravane pour un mois à un couple, qui avait payé en liquide. Un mâle et une femelle.
Pas demandé de papiers.
Il était seulement gérant, pas flic.
Müller le fixait de son regard terne. On voyait bien que Charles Catala mourait d’envie de retourner le bureau sur la sale gueule du type. Connu des services de police, pas recherché.
— Vous avez vu la tronche du mec dans le journal, supposa Charlie.
— Francky ? Oui.
— Vous le connaissiez d’avant ?
— Francky ? Oui.
— Et la fille ?
— La fille, non.
— Pas pensé à appeler les flics ?
— Les flics ? Pour quoi faire ? Je parle pas aux flics.
— C’est pourtant ce que vous faites en ce moment, constata Schneider.
— Je vous parle pas, fit le type avec hauteur. Je réponds aux questions, c’est tout.
Schneider alluma une cigarette dans ses paumes. Comme s’il se fût agi d’un signal, Charlie Catala allongea au type une baffe qui le fit bouler de son siège. L’homme se releva pour protester, mais sans paraître y mettre de hargne particulière, Charlie lui allongea la même claque de la même main. L’homme se releva en prenant appui sur le bord du bureau.
— Par exemple, réfléchit Schneider, vous auriez pu nous apprendre que Francky n’était pas seul. Qu’il louait ici une caravane avec une jeune femme. Une jeune femme dont vous ignorez tout.
— Allez vous faire foutre, suggéra le type avec une platitude parfaite.
Il n’ignorait rien. À la fin des années cinquante, il avait figuré parmi les étoiles montantes de la pègre locale, jusqu’à ce que sa chance tourne. Il avait ensuite passé les deux tiers de sa vie d’adulte entre quatre murs. Il se foutait d’y retourner. Il n’en voulait à personne de ne pas avoir eu sa chance. Celui qui parle ne sait pas. Celui qui sait ne parle pas. Il cracha par terre, de côté, de la salive mêlée de sang. Sous ses allures de lope insouciante, le jeune flicard dissimulait une redoutable force de frappe. Le type se promit de se le rappeler.
Schneider se borna à tendre la main, la paume en l’air.
— La clé, ou on délourde par nos propres moyens.
Afin d’ajouter un certain poids à ces propos, Müller tapota la culasse mobile du fusil, qu’il tenait canon braqué vers le plafond. Le type haussa les épaules, ramassa une clé au tableau et la laissa tomber dans la main du policier. Avec un rictus, il souhaita :
— Bonne chance, les gars. À votre place, j’aurais pensé à emmener une benne à gravats. Et une paire de masques à gaz.
Charlie le ramassa par l’épaule, lui passa les menottes dans le dos et le poussa devant eux. Pas très loin, dans un maigre bosquet de bouleaux dépeuplés, une bande de freux se disputaient les lambeaux de chair d’un renard à la dépouille lacérée. Schneider s’approcha. Les freux prirent leur envol pour se reposer un peu plus loin, vigilants et résolus. Du bout de sa chaussure, Schneider tria les restes. Il découvrit la tête de l’animal. Elle avait éclaté sous l’impact d’une balle de fort calibre.
Dans la caravane, ils découvrirent des vêtements féminins, des produits cosmétiques, plusieurs dizaines de paires de collants, plus de dix mille francs en billets de cent, une chaîne stéréo complète dans son emballage d’origine. Un assortiment de cartes accréditives et un stock d’analgésiques à usage vétérinaire, ainsi qu’une boîte de cartouches de calibre .45 ACP pleine. Par radio, Schneider demanda du renfort, ainsi que le passage des techniciens de l’Identité judiciaire. Il sollicita également un passage fichier sur la personne de leur hôte.
Assis sur un billot de bois, les talons plantés à force dans le sol gelé, il surveillait du coin de l’œil les freux qui se rapprochaient en sautillant en silence, mètre par mètre, du renard mort. Le fichier le rappela. L’homme s’appelait Albert-Louis Legendre, né le 19 juin 1940 à Paris XIIIe de Sylvie et de père inconnu. Pourvu d’un pedigree surabondant, l’homme n’était pas recherché actuellement des services de police et de gendarmerie.